:
Enquête
"Il avait trouvé mon école, mon adresse..." : les signalements pour "sextorsion" explosent en France
Nina* a encore du mal à en parler. Alors qu’elle n’avait que 17 ans, cette jeune fille a été l’une des nombreuses victimes françaises de "sextorsion". Ce chantage consiste à menacer un adolescent de diffuser des photos ou vidéos intimes s’il ne paye pas son agresseur.
Pour Nina, ça a commencé sur Instagram. Un homme, qui dit avoir 23 ans la contacte en messagerie privée. Il veut faire connaissance. À l’époque, la jeune fille va très mal, ne parle presque plus à ses parents, se scarifie, et a même déjà tenté de mettre fin à ses jours. Alors elle se confie, peu à peu, à cet inconnu qui l’écoute et la met en confiance. Jusqu’à ce que la conversation bascule.
"Très vite, il m’a demandé d’envoyer des photos, des vidéos, de l’appeler, de me déshabiller."
Nina*, victime de sextorsionà franceinfo
Il force aussi la jeune femme à se filmer pendant certains actes sexuels qu’il lui décrit. Tout cela à coup de menaces très précises, raconte Nina. "Il avait trouvé mon école, mon adresse, l’endroit où vivait mon petit frère", livre-t-elle. L’homme menace aussi de contacter le médecin et le psychologue de Nina pour leur dire qu’elle se scarifie, quand elle s’était engagée auprès d’eux à ne plus le faire. Très vite, il réclame aussi à Nina de l’argent : 100 ou 200 euros plusieurs fois par semaine. Par peur, Nina s’exécute, via une banque en ligne. Tout son salaire d’apprentie y passe, pendant plusieurs mois.
Des milliers de signalements, mais peu de plaintes
Un "enfer" pour la jeune fille dont l’état se dégrade. "J’éteignais mon téléphone, je faisais des crises d’angoisse dès que je recevais un message de lui. Je continuais à me scarifier de plus en plus. J’ai arrêté mon psychologue, je séchais les cours". Jusqu’au "jour de trop" où Nina fait une tentative de suicide. Hospitalisée, la jeune femme parvient alors à se confier à une infirmière et bloque définitivement le compte de son agresseur. Elle refuse en revanche de porter plainte. "Je n’avais déjà pas confiance en grand monde, explique l’adolescente. Maintenant, je n’ai plus confiance en personne." Pas même en la police.
Cette réticence à signaler les faits aux forces de l’ordre, beaucoup de victimes la partagent. Alors que les autorités recensent 12 000 signalements l’an dernier, seules une centaine de plaintes ont été déposées en 2023.
"Il y a un très fort sentiment de culpabilité des victimes qui se disent qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive."
Gabrielle Hazan, la patronne de l’OFMINà franceinfo
L'OFMIN, ce nouvel office spécialisé dans les faits commis sur des mineurs, tente malgré tout de se saisir du phénomène. Et d’abord en traquant les auteurs. Des escrocs "de plus en plus nombreux" et dont les profils se sont beaucoup diversifiés, explique Gabrielle Hazan, cheffe de l'Office mineurs. "Jusque-là, on avait beaucoup d’auteurs localisés à l’étranger [notamment en Côte d’Ivoire, ndlr], mais désormais de plus en plus d’auteurs sont en France", des "adultes prédateurs sexuels" mais aussi, "depuis peu de temps, des auteurs très jeunes, avec des faits commis entre enfants qui reproduisent le même mode opératoire de chantage sexuel en ligne", affirme la commissaire. Avec le plus souvent une motivation financière.
Les victimes paient au bout de 45 minutes
Certains auteurs visent à "obtenir des contenus nouveaux qui ont une grande valeur dans la sphère pédocriminelle". Eux visent plutôt les jeunes filles, explique Gabrielle Hazan. En parallèle, les sextorsions à "finalité financière explosent", assure la policière, et celles-là visent plutôt les garçons. Mais quelles que soient leurs motivations, les auteurs sont souvent très rodés et peuvent, en une journée, cibler près d’une centaine de victimes sur les réseaux sociaux les plus prisés par les adolescents, comme Instagram et TikTok, mais aussi de plus en plus sur les plateformes de jeux en ligne.
Aujourd’hui, "la sextorsion est encore un mode criminel qui fonctionne", regrette Gabrielle Hazan. La preuve : "Entre le premier contact et le paiement, il s'écoule 45 minutes en moyenne. C’est très court", affirme la patronne de l’OFMIN qui appelle les victimes à ne jamais payer. D’abord car "si la victime paye, elle fera l’objet immédiatement d'une nouvelle demande de paiement encore plus chère et plus agressive". Ensuite parce que "les extorqueurs mettent très rarement à exécution leur menace", assure la commissaire. "Ils sont dans une logique de rentabilité. Pour eux, il y aura plutôt un intérêt à aller extorquer une autre victime plutôt que de s’acharner sur cette victime-là".
Combattre l’isolement
Si les adolescents payent si vite leur agresseur, c’est souvent parce qu’ils se sentent isolés. Les faits se passent le plus souvent "dans l’intimité d’une chambre d’adolescent", explique Samuel Comblez, le directeur adjoint d’e-Enfance. Cette association, qui gère le numéro d’écoute 3018, a reçu l’an dernier près de 10 000 appels de victimes de sextorsion. Des enfants souvent vulnérables et seuls face à ce qui leur arrive. "Ce sont des cibles de choix, dépeint Samuel Comblez. L’adolescent, quel que soit son profil, est déjà une personne vulnérable, de par son âge, son manque d’expérience de vie et sa naïveté naturelle". Une solitude renforcée par la nature même de la sextorsion.
"Sur ce sujet, on parle de sexualité, de sentiments, de corps dénudés, des sujets qui ne sont en général pas abordés avec les parents. Les escrocs savent très bien que les ados sont très seuls et n’iront pas chercher de l’aide."
Samuel Comblez, directeur adjoint d’E-Enfanceà franceinfo
Plutôt que de culpabiliser son enfant, mieux vaut l’accompagner pour mieux se protéger. "Si on dit aujourd’hui aux adolescents de ne pas envoyer de photos dénudées, ils le feront quand même, car c’est dans leurs habitudes", affirme Samuel Comblez. Il préfère donc donner des conseils : "Si vraiment vous voulez le faire, OK. Mais faites-le bien. Déjà en faisant en sorte que votre identité ne puisse pas être révélée au travers de ces photos. Concrètement on va prendre une photo de son corps mais pas de sa tête. Ce qui fait que si la photo est diffusée, il n’y a pas de risque d’être reconnu et donc l’escroquerie a moins de chance d’aboutir", estime le directeur adjoint d’e-Enfance. L’autre conseil, c’est de mettre tous ses comptes de réseaux sociaux en privé, pour empêcher des inconnus d’accéder à ses contenus. Car désormais les escrocs peuvent, grâce à l’intelligence artificielle, dénuder les enfants à partir de photos habillées. Avec la possibilité de mettre en place un chantage sans même avoir à convaincre la victime d’envoyer ces images.
*prénom d’emprunt
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.