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Reportage
"Il n'a jamais cessé d'être un oligarque russe" : qui est Bidzina Ivanichvili, le milliardaire qui dirige la Géorgie en sous-main ?
La Géorgie, pays de 3,7 millions d'habitants au cœur du Caucase, coincé entre la Russie et la Turquie connaît actuellement les plus grandes manifestations de son histoire. Depuis deux semaines, les opposants au pouvoir sortent quasi quotidiennement dans la rue pour protester contre la loi sur la transparence de l'influence étrangère. Ce texte impose dorénavant à toute ONG ou à tout média recevant plus de 20% de son financement de l'étranger de s'enregistrer en tant qu'"organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère" et de se soumettre à un contrôle administratif.
Ses détracteurs l'ont surnommé "loi russe", en raison de sa similitude avec la législation qui a permis au Kremlin de réprimer l'opposition.
Au cœur des manifestations à Tbilissi, un nom revient souvent dans les slogans. Bidzina Ivanishvili. Il a été le premier ministre du pays entre 2012 et 2013. Il n'a aujourd'hui plus vraiment de fonctions officielles, sinon président d'honneur du part "Rêve géorgien" au pouvoir. Mais en réalité, c'est lui qui dirige le pays depuis sa somptueuse villa sur les hauteurs de Tbilissi, un palais de glace et de métal, tout droit sorti d'un épisode de James Bond. Un aquarium à requins trône juste derrière le bureau du maître des lieux. Bidzina Ivanishvili est immensément riche. Sa fortune est évaluée à 5,5 milliards d'euros, c'est plus que le budget de l'Etat géorgien.
"Il a commencé à faire du business et s’est enrichi dans les années 90 en Russie, raconte Eka Gagauri la directrice de Transparency International en Géorgie, où il avait des connexions avec des organisations criminelles. Il a dit qu’il a vendu tous ses actifs en Russie, mais il a menti : il a toujours des sociétés en Russie. Et il y a dans son cercle proche, un homme qui a été sanctionné par les Etats-Unis pour avoir collaboré avec les services de sécurité russes."
Un ancien oligarque russe à la tête d'un pays partiellement occupé par Moscou
Fortune faite, Bidzina Ivanshvili, qui avait la nationalité russe à l'époque, s'est lancé en politique dans son pays d'origine où il a créé le parti Rêve géorgien. Suite à sa victoire aux législatives de 2012, qui a amorcé la chute de l'ancien président Mikheil Saakachvili, les Occidentaux l'ont longtemps vu comme un dirigeant fréquentable. Bidzina Ivanichvili avait obtenu la nationalité française en 2010, et il a été décoré de la Légion d'honneur en 2021.
"Quand il a créé ce grand parti, il n’a pas cessé d’être un oligarque russe, soupire Giorgi Badrize, ancien ambassadeur à Londres et actuel directeur de recherche à la Fondation géorgienne pour les études stratégiques. Ceux qui ont choisi de se laisser aller à l'illusion, que vous pourriez collaborer avec Ivanishvili en misant sur le fait qu'il a de vraies valeurs démocratiques et pro-occidentales... C'était une illusion dès le départ ! Mon seul mystère concernant Ivanichvili est de savoir dans quelle mesure il est réellement paranoïaque."
La "paranoïa" évoquée par cet ancien diplomate s'est exprimée au grand jour lors d'une rares interventions publiques du milliardaire. Le 29 avril dernier, devant ses partisans, Bidzina Ivanchvili a donné l'impression de siffler la fin du rêve européen de nombreux Géorgiens, alors que le pays est officiellement candidat à l'intégration dans l'UE. "Malgré les promesses faites au sommet de Bucarest en 2008, la Géorgie et l’Ukraine n’ont pas été autorisées à rejoindre l’OTAN et laissées de côté, a-t-il martelé. Toutes ces décisions sont le fait du Parti global de la guerre qui a une influence considérable sur l’OTAN et l’Union européenne et qui voient l’Ukraine et la Géorgie uniquement comme de la chair à canon."
Un mystérieux "parti global de la guerre" qui influencerait l'UE et l'OTAN
Qui cherchait-il à désigner en évoquant ce mystérieux "parti global de la guerre" ? Pour ses opposants, c'est l'Occident. L'un des rares membres de sa majorité autorisé à parler aux journalistes étrangers, Nikolos Samkharadze, le président de la commission des affaires étrangères, tente de tempérer. "Par 'parti mondial de la guerre', personne ne désigne un pays en particulier, explique ce député la majorité. Il s'agit d'un réseau de personnes qui tentent de compromettre la sécurité dans notre région. Des gens, des organisations qui ont intérêt à ce qu'il y ait une guerre…" Mais qui sont-ils ?, lui demande-t-on alors. Sa seule réponse sera : "Je ne peux pas bien sûr vous donner les noms de ces personnes et nous ne savons pas comment elles sont interconnectées."
Un discours qui rappelle celui tenu à Moscou. Les points de ressemblance entre les deux régimes ne manquent d'ailleurs pas. Outre la loi sur l'influence étrangère, le pouvoir géorgien en prépare une autre sur la "propagande LGBT", comme en Russie. Et l'église orthodoxe, qui suscite beaucoup de méfiance dans une partie de la population parce qu'elle était noyautée par le KGB du temps de l'URSS, apporte elle aussi son écot au pouvoir en attisant les peurs.
Une rhétorique et des méthodes qui rappellent étrangement la stratégie de la Russie
Lors d'une manifestation organisée par l'église, la "journée de la famille" dans les rues de Tbilissi, un manifestant nous confiait : "Il faut intégrer l’Europe, mais avec dignité, avec notre religion, et nos traditions. Certains représentants européens, des députés qui sont venus nous ont fait comprendre que pour intégrer, il faudra adopter le mariage homosexuel", grimaçait cet homme, avant d'ajouter : "Pourtant, on ne persécute personne. Mais le problème, c’est la propagande, et ils financent cette propagande."
Un discours qui semblait, là encore, largement inspiré par Moscou. L'UE n'impose pourtant pas à ses Etats membres d'adopter le mariage gay, mais cette croyance semble bien ancrée dans la frange la plus conservatrice de la population, où Rêve géorgien recrute une bonne partie de son électorat. Bidzina Ivanichvili, lui, ne parle jamais publiquement de la Russie. Un sujet sans doute trop délicat à aborder frontalement. La Russie occupe 20% du territoire depuis la guerre de 2008. De nombreux Géorgiens détestent ouvertement le régime russe. Mais le vrai dirigeant du pays semble s'accommoder de sa rhétorique et de sa stratégie.
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