Témoignage de "l'émotion" des déportés ou de la barbarie des SS : le rôle ambigu de la musique dans les camps nazis
Dans les camps de concentration, les déportés composaient et jouaient de la musique. Des notes et des mots que Francesco Lotoro et ses musiciens se sont donnés pour mission de faire entendre, 79 ans après la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. Au siège de l'Unesco, jeudi 25 janvier, ils ont joué plusieurs partitions écrites durant la Shoah, notamment un tango d'amour daté de 1943, dédié à une femme décédée dans le ghetto de Vilnius.
"À l'aube debout, le café noir comme petit-déjeuner et au travail", chante ce détenu du camp d'extermination de Majdanek. Il évoque le bonheur perdu d'une maison où les lilas fleurissent. "Parfois quand je chante, je pleure à l'intérieur, confie Paolo Candido, l'un des chanteurs. Il y a beaucoup d'émotion. De la tristesse, parce que je pense à la personne qui a fait cette musique, et la situation dans laquelle elle a été créée. Mais aussi de la joie, parce que je sais que mon travail donne à cette musique une seconde vie et ces musiciens ne sont pas oubliés dans le monde"
"Avec ces musiques ils ont regardé vers le futur"
Francesco Lotoro n'est encore qu'un jeune pianiste lorsqu'il découvre les premières partitions de piano, dans les années 1980. "J'ai réalisé que j'étais en face d'une montagne, d'un Everest de musique. Aujourd'hui nous avons réussi à récolter et sauver 10 000 partitions". Un trésor quand on sait comment certains déportés composaient leur musique : "Les prisonniers politiques avaient interdiction d'écrire, alors ils utilisaient du papier toilette puis le cachaient".
"À Buchenwald, un musicien a caché des partitions sur papier toilette dans une ferme de lapins où travaillaient les déportés."
Francesco Lotoro, musicien et compositeur italienà franceinfo
Ce sont des partitions de différents genres musicaux (jazz, classique), reflétant les différentes générations auxquelles appartenaient les déportés. Selon Francesco Lotoro, elles ont été créées pour laisser une trace : "Avec ces musiques ils ont regardé vers le futur. Ils n'ont pas survécu, mais elles sont arrivées jusqu'à nous".
Dans les camps nazis, il arrivait que les déportés jouent des chants traditionnels dans leur baraquements car la pratique musicale était autorisée, une manière de résister intellectuellement, et de s'évader de la souffrance. "La musique ne vous sauve pas la vie, mais elle l'élargit", résume Francesco Lotoro.
Des orchestres instrumentalisés par les nazis
Mais la musique ne servait pas seulement à s'évader. Les nazis l'ont instrumentalisée pour leurs crimes, comme le met en lumière le Mémorial de la Shoah à Paris dans l'exposition "La musique dans les camps". Violons, mandolines et même une contrebasse ayant servi dans les camps sont présentés au public. "J'ai commencé par le versant très sombre volontairement, dit Elise Petit, la commissaire, pour montrer que le premier usage dans les camps est celui auquel tout le monde à eu accès, c'est l'usage destructeur".
Dès le début des camps, les nazis ont constitué des orchestres de déportés, comme le montrent des photos et dessins sur les murs mais aussis des vidéos dans lesquelles des rescapés témoignent. "Une grosse partie des déportés travaille dehors et ils doivent sortir au son de la musique militaire que l'on jouait", témoigne ainsi Albert Veissid, déporté au camp Auschwitz-Birkenau.
"Etant donné qu'il y avait un fonctionnement très militaire dans les camps, ils ont calqué des habitudes qu'ils avaient prises de déplacements en musique."
Elise Petit, commissaire d'exposition au mémorial de la Shoah de Parisà franceinfo
"Il y avait une grande importance qui était donnée au fait de marcher au pas donc c'est comme ça que la musique est arrivée. Et ensuite, ils s'en sont servie pour leur dictraction personnelle ou pour des punitions".
Des punitions, voire des mises à mort en musique. À Mauthausen, en 1942, les SS ont ainsi exécuté un déporté qui s'était évadé, et obligé l'orchestre à jouer un morceau intitulé J'attendrai. La musique a aussi pour mission de masquer les cris des victimes dans les chambres à gaz, ou encore pour des évènements privés organisés par les SS qui se servaient des déportés comme d'objets. En témoigne cette audition passée par des violonistes : "Le premier violoniste joue quelque chose qui ne plait pas, La Chaconne de Bach, il se fait massacrer sur place, raconte Elise Petit. Le deuxième est tellement paniqué, il n'arrive pas à jouer, il se fait étrangler. Le troisième, celui qui témoigne, se met à jouer Le Beau Danube Bleu (de John Strauss), et là le SS entonne la mélodie et dit au Kapo 'celui-là on va le laisser vivre'"
Des déportés sauvés grâce à leur talent de musicien. Ce fut le cas aussi parfois au sein de l'orchestre des femmes de Birkenau, où le taux de survie a été plus important que dans la plupart des unités de travail forcé.
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