Témoignages
"Demain, si Dieu le veut, je fais une traversée donc si tu veux y aller, dis-moi" : à la rencontre de ces passeurs derrière les traversées illégales de la Manche

L'année 2024 enregistre un triste record : 51 migrants sont morts depuis janvier en voulant traverser la Manche vers l'Angleterre. franceinfo a infiltré un camp de migrants et a pu écouter des passeurs.
Article rédigé par franceinfo
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Une embarcation transporte des migrants au départ de la plage de Gravelines, dans le Nord, le 26 avril 2024. (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

Ce ne sont que 50 kilomètres, pourtant la zone n'a jamais été aussi mortelle. Quatre migrants dont un enfant de deux ans sont morts lors de deux tentatives de traversées de la Manche vers l'Angleterre, samedi 5 octobre, portant à 51 le nombre de décès parmi les migrants en 2024, qui était déjà une année record. Derrière ce drame, des vies et des espoirs brisés. Et souvent des passeurs qui profitent de cette misère et cette quête d'eldorado.

Pour obtenir des témoignages de passeurs, l'un des seuls moyens est de se faire passer pour un migrant qui veut traverser la Manche. Nazif, un interprète afghan pour franceinfo, a été équipé d'un micro caché, pour infiltrer un camp de migrants où opèrent des trafiquants. Et tout commence à Grande-Synthe, dans le Pas-de-Calais, sur le parking d'un centre commercial. Des dizaines d'exilés se retrouvent là, à quelques pas de plusieurs camps de migrants, juste à côté. Ils attendent tous de pouvoir embarquer pour rejoindre les côtes de l'Angleterre.

Tenter une traversée s'appelle un "game", un "jeu"

Nazif rencontre très rapidement des compatriotes afghans. L'un d'eux lui propose d'aller voir un passeur un peu plus loin. En bas d'un talus, quelques tentes sont plantées, avec des réchauds, des casseroles. Là, des migrants sont en train de faire un feu en fumant de l'herbe et ils lui proposent donc de faire "un game" : c'est l'expression utilisée par la plupart des migrants, faire un "jeu" signifie "tenter une traversée". 

"Ils m'ont dit que demain, on a un 'game', donc pour partir demain traverser la frontière, rapporte Nazif. On m'a dit que le réseau est aux mains des Kurdes. Le prix est de 1 100 et 1 600, m'ont-ils dit."

"Il y a deux types de 'games' : avec 80 personnes dans le bateau, ou bien 50 personnes."

Nazif, infiltré chez les passeurs

franceinfo

Nazif quitte ce premier camp et rencontre une demi-heure plus tard, à 200 mètres de là, un autre passeur, lui aussi Afghan, qui se veut rassurant. "Ici, il y a plusieurs passeurs, expose-t-il. Ce sont des intermédiaires, ils ne travaillent pas bien. Alors que moi, les Kurdes m'apportent directement le bateau et je fais monter les gens moi-même. Concernant le nombre de personnes, ils remplissent les bateaux avec 80, 85, 90 personnes. Demain, si Dieu le veut, je fais une traversée donc si tu veux y aller, dis-moi."

En deux heures, Nazif a pu rencontrer deux passeurs pour rentrer illégalement au Royaume-Uni. "C'est facile en fait de venir sur place, raconte-t-il. Je ne connaissais personne et, comme il l'a dit, si ça se passe bien, demain je serais en Grande-Bretagne."

Acheter un billet, aussi facile qu'au guichet

Cette facilité déconcertante pour traverser la manche sur un "small boat" prouve que le réseau est très bien structuré. "Ils sont tous ici, tranquillement, on peut aller parler avec eux, s'étonne notre guide. Si on se met d'accord, ils te donnent le lieu et la date, ou bien tu peux rester avec eux jusqu'au départ."

"Moi je prends 1 500 euros et je te garantis qu'il n'y aura pas plus de 50 personnes dans le bateau."

Un passeur à Nazif

franceinfo

Pour contrer cette organisation, les policiers ont dédié un service spécialisé, l'OLTIM - l'Office de lutte contre le trafic illicite de migrants. Créé après la disparition de 27 personnes en novembre 2021, c'est Fernand Gontier, ancien directeur central de la police aux frontières, qui en est à l'origine : "Ça se pratique de jour comme de nuit, et en toute saison. En plus, il y a une stratégie qui se pratique dans tous les trafics, que ce soit de cocaïne ou de quoi que ce soit : il s'agit de saturer le dispositif policier."

Plusieurs départs simultanés pour saturer le dispositif policier

Ainsi, plusieurs départs de bateaux sont organisés en même temps. Le matériel est acheté en Chine, transite par la Turquie puis l'Allemagne, la base arrière de ce trafic. Ces bateaux sont surchargés et si les personnes risquent d'abord la noyade, ils peuvent aussi être piétinés. "Malheureusement, je pense qu'il y en aura d'autres, déplore Fernand Gontier. Le dispositif se renforce de part et d'autre de cette frontière et la prise de risque va augmenter."

"Il y a une forme d'escalade, de surenchère dans les moyens."

Fernand Gontier, ancien directeur central de la police aux frontières

à franceinfo

Et si des migrants ont de quoi financer leur traversée, ceux qui n'ont rien ou pas assez tentent parfois de construire un radeau, au risque de se faire "tabasser", poursuit Fernand Gontier. Les migrants doivent impérativement passer par la filière, les passeurs leur interdisent de monter dans un camion ou d'organiser eux-mêmes leur traversée. Depuis le début de l'année, une soixantaine de filières ont été démantelées et quelque 200 passeurs ont été interpellés en flagrant délit dans le Pas-de-Calais.

Un trafic géré depuis l'Allemagne

Ces passeurs sont de différentes sortes : ceux qui gèrent de loin les réseaux sont donc des Kurdes, principalement irakiens ou syriens. Ils habitent en Allemagne, gèrent un trafic international et brassent des centaines de milliers d'euros. Mais ceux qui sont arrêtés en flagrant délit expliquent au tribunal que ce sont eux-mêmes des migrants. Ils disent que, par manque d'argent, ils ont "dû rentrer dans le réseau" pour financer la traversée.

"C'est ce qu'ils nous disent, mais on n'a aucun élément qui nous permette de le vérifier, déclare Guirec Le Bras, procureur de la République de Boulogne-sur-Mer. C'est une ligne de défense qui nous est souvent opposée. Au mois d'août, une affaire a été jugée, où nous avions quelqu'un qui, pendant 6 mois, avait fait un certain nombre de passages, ce n'était pas quelqu'un de pauvre..."

Parallèlement, quelques traversées passent par le tunnel sous la Manche, mais c'est beaucoup plus cher : entre 3 000 et 5 000 euros. Il y a aussi des Français qui sont condamnés, mais c'est très rare. Quant aux peines encourues, selon nos informations, le mois dernier, un multirécidiviste a été condamné à 8 ans de prison pour avoir organisé depuis la cellule de sa prison un trafic de migrants. Il faisait passer dans des voitures des Vietnamiens cachés dans des valises.

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