Jean-Dominique Merchet : "L'armée française est une armée américaine en version bonsaï"

Le journaliste, spécialiste des questions militaires et stratégiques s'interroge sur franceinfo sur la capacité de la France et de l'Europe à faire face à un conflit de haute intensité.
Article rédigé par franceinfo
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Chars Leclerc du 1er régiment de chasseurs de Thierville-sur-Meuse en décembre 2022, lors de manœuvres de l'Otan en Roumanie. (THOMAS SAMSON / AFP)

Il y a deux ans, la Russie lançait une offensive sur l'Ukraine. Deux ans de guerre, deux ans de questions pour l'Occident et l'Europe. Jusqu'où faut-il soutenir Kiev contre Moscou ? Sommes-nous prêts pour la guerre ? Ce sont les questions que pose Jean-Dominique Merchet, journaliste, spécialiste des questions militaires et stratégiques, grand témoin de franceinfo, jeudi 22 février. Il publie un essai, Sommes-nous prêts pour la guerre ? L'illusion de la puissance française, qui interroge la capacité de la France à faire face à un conflit de haute intensité, à l'aune des conflits actuels, en Ukraine ou à Gaza.

franceinfo : La France a fait le choix de supprimer le service militaire. Cette armée de métier qu'on nous vend depuis plusieurs décennies, cette armée professionnelle, efficace, elle ne serait pas en capacité de nous protéger ?

Jean-Dominique Merchet : Elle est en capacité de nous protéger parce que, en grande partie, nous avons l'arme nucléaire. Et l'arme nucléaire nous protège contre une agression comme celle dont l'Ukraine est victime depuis deux ans. Mais notre armée, je la compare à un bonsaï, à une armée américaine en version bonsaï. C'est-à-dire que nous avons, comme les Etats-Unis, une armée qui sait tout faire. Nous avons des satellites, nous avons des sous-marins nucléaires, nous avons des porte-avions, nous avons des forces spéciales, nous avons des chars... Nous avons absolument tout comme l'armée américaine. Sauf que comme nous ne sommes pas les États-Unis, nous l'avons en petit. En version bonsaï. C'est efficace, ça marche, mais ça ne permet pas de faire les choses pendant longtemps et ça ne permet pas de faire les choses de manière massive. Et aujourd'hui, ce qu'il se passe avec la guerre en Ukraine depuis deux ans, ce qu'on observe aussi ailleurs, comme à Gaza, c'est que la guerre est devenue de plus haute intensité et que la quantité compte plus – ou au moins autant – que la qualité.

La France a un budget de la défense en hausse depuis plusieurs années, plus de 40 milliards d'euros chaque année. Un effort de 413 milliards est programmé d'ici à 2030. Et ça, ce ne sera pas encore assez ?

C'est absolument colossal. Il faut reconnaître que le président Macron, contrairement à beaucoup de ses prédécesseurs, a considérablement augmenté le budget de la défense et qu'il tient ses promesses. Mais maintenir ce modèle "d'armée complète", comme disent les militaires, ça coûte de plus en plus cher. Parce que les technologies sont de plus en plus coûteuses, parce que les hommes sont de plus en plus coûteux et parce qu'aussi, il y a de nouveaux champs, de nouveaux espaces où on ne faisait pas vraiment la guerre avant. Par exemple, le cyber, le fond des mers avec les câbles sous-marins, l'espace qui se développe à toute allure. Tout ça coûte de plus en plus cher.

S'armer, oui, mais pour quoi faire? Pour quels conflits ? Est ce que vous faites partie de ceux qui pensent que la Russie ne s'arrêtera pas à l'Ukraine ?

Je pense que la Russie est une puissance révisionniste, c'est-à-dire un État puissant, protégé par son armée nucléaire, qui a décidé de changer l'ordre géopolitique en Europe, de modifier ses frontières. C'est ce qu'ils font en Ukraine, avec l'ambition, un jour sans doute, d'aller plus loin. L'Union soviétique était un État qui aspirait au statu quo.

Ça veut dire que c'est une menace pour nous, Français, sur notre sol ?

Oui, c'est une menace. Ça, c'est la nouveauté. Il y a aujourd'hui dans les sphères du pouvoir, à l'Elysée, au Quai d'Orsay, au ministère des Armées, un très net durcissement du ton par rapport à la Russie parce qu'on se rend compte que la Russie nous a désignés comme un ennemi. Elle ne nous agresse pas avec ses chars, avec ses missiles, en tout cas pas pour l'instant.

On est davantage dans la déstabilisation.

Absolument. Elle nous agresse dans le cyber, elle nous agresse en Afrique, elle nous agresse avec des campagnes informationnelles extrêmement virulentes contre nous. Il y a une posture d'agression. Je suis frappé depuis quelques semaines par le changement de ton dans les sphères du pouvoir à Paris, mais aussi dans les autres capitales européennes, et notamment à Berlin.

Est-ce qu'il faut passer en économie de guerre, comme le dit l'eurodéputé Raphaël Glucksmann ?

Oui. 

Dans les années 1940, l'économie de guerre, c'est toutes les entreprises qui changent leur production pour fabriquer des munitions, des avions, des chars.

On n'en est pas là, mais il faut clairement accélérer le pas. Passer en économie de guerre, cela veut dire donner la priorité à l'industrie capable de produire des armements pour en produire plus et plus vite. Le ministère des Armées ajoute : "plus, plus vite et à moindre coût".

Concrètement, cela veut dire quoi ?

Cela veut dire des commandes. L'industriel ne va pas produire s'il n'a pas de commande. Il faut donc commander plus et réinvestir l'outil industriel. Les grands groupes, ça va à peu près, mais pour la chaîne de fournisseurs, les petites entreprises, les délais sont beaucoup trop longs. Pour produire un missile antiaérien sophistiqué comparable aux Patriot américain, il faut entre 35 et 40 mois. Donc si vous en commandez un aujourd'hui, on vous le livre au printemps 2027. 

Actuellement, se repose la question de l'Otan. Si Donald Trump était réélu aux États-Unis, on pense qu'il ferait exploser l'Alliance atlantique. Dans ce cas là, l'Europe, la France, seraient en première ligne face à l'agresseur russe ? 

Les déclarations de Donald Trump ont semé un vent de panique en Europe et en Allemagne particulièrement. Et en même temps, l'Otan, c'est résilient. L'Otan a 75 ans, elle fait partie des intérêts stratégiques des États-Unis. Ce que dit Trump, surtout, c'est qu'il va falloir, s'il était réélu, que nous, les Européens, nous payions plus pour notre défense. C'est exact, les Européens consacrent moins d'argent à leur défense, proportionnellement à leur économie, que ne le font les États-Unis, y compris pour la défense de l'Europe. Ce que tous les présidents américains disent, c'est ça : vous allez payer plus. Et Trump le fait à la manière de Trump, c'est-à-dire de manière tonitruante et spectaculaire. 

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