"Nous allons dans le mur" sans les moyens promis pour la justice, alerte le procureur général Rémy Heitz

Alors que la France n'a toujours pas de budget pour 2025, le magistrat alerte sur l'importance d'obtenir des moyens ainsi qu'une meilleure coordination pour lutter contre le narcotrafic "au niveau national et international".
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation. (RADIO FRANCE)

"Nous allons dans le mur", alerte, jeudi 9 janvier sur franceinfo, Rémy Heitz, procureur général près la Cour de cassation, la juridiction la plus élevée de l’ordre judiciaire français. "Il faut absolument, si l'on veut améliorer le fonctionnement de notre justice, que ces moyens soient au rendez-vous", explique-t-il en évoquant notamment le recrutement des 1 500 magistrats et 1 800 greffiers prévus dans la loi de programmation.

"Aujourd'hui, nous avons 4 000 affaires sur le territoire en attente d'être jugées par les juridictions criminelles. Ce chiffre, il était de 2 000, il y a cinq ans", précise-t-il. Le risque, si des affaires ne peuvent pas être jugées dans les délais, c'est "la remise en liberté de personnes présentant des profils dangereux", prévient Rémy Heitz.

Concernant le narcotrafic, si la justice fait bien son travail à l'échelle régionale, ce n'est pas suffisant pour cette "criminalité organisée du haut du spectre" : "Il faut que nous progressions sur le sujet et il faut qu'un parquet national puisse prendre en charge le traitement de cette grande criminalité de haute complexité. C'est ce qui se fait à l'étranger", indique le magistrat.

Quel impact a le manque de stabilité politique en France et l'absence de budget sur le fonctionnement de la Justice ?

Rémy Heitz : Il faut absolument qu'on ait un budget qui puisse nous permettre de réaliser les engagements qui ont été pris dans la loi de programmation, à savoir principalement le recrutement des magistrats, des fonctionnaires de justice. Le précédent garde des Sceaux avait obtenu des avancées par rapport au coup de rabot qui avait été initialement prévu. Notre ministre se bat également aussi aujourd'hui pour obtenir véritablement un budget nous permettant ces recrutements. Je suis certain de sa très ferme volonté.
C'est fondamental, non seulement pour les personnels de justice, mais pour les justiciables. 10 000 emplois ont été prévus dans la loi de programmation, 1 500 magistrats, 1 800 greffiers. L'École de la magistrature est prête. Il faut absolument, si l'on veut améliorer le fonctionnement de notre justice, que ces moyens soient au rendez-vous.

Sans ces nouveaux recrutements, vous ne pourrez plus fonctionner ?

C'est très important, notamment pour la question des délais pour la justice du quotidien, des délais ordinaires. La justice civile, la justice pénale. Ils augmentent, ils ne sont pas maîtrisés. Par exemple, et c'est très grave, ceux de la justice des cours criminelles départementales, des cours d'assises, avec une pression de plus en plus forte pour l'institution judiciaire, s'agissant des violences intrafamiliales, des violences faites aux femmes, des violences à caractère sexuel. Aujourd'hui, nous avons 4 000 affaires sur le territoire en attente d'être jugées par les juridictions criminelles. Ce chiffre, il était de 2 000, il y a cinq ans.

Quand les délais augmentent, le risque, c'est que des mises en cause soient relâchées ?

Le risque, c'est celui-ci très clairement, puisque les délais de la détention provisoire pour la cour criminelle départementale, pour la cour d'assises, sont des délais très contraints, très encadrés. Si des affaires ne peuvent pas être jugées dans les délais, il peut y avoir des remises en liberté et des remises en liberté de personnes présentant des profils dangereux.

Lors du procès Pelicot, le jury était composé de cinq magistrats professionnels. Est-ce que ce n'est pas une cause de l'engorgement judiciaire la mobilisation de magistrats professionnels pendant si longtemps ?

Nous avons actuellement une mission qui réfléchit à tout cela parce que nous allons dans le mur. Il faut le dire très clairement s'agissant du jugement des dossiers criminels, il faut trouver des solutions, coûte que coûte. Le procès Mazan a été suivi par les médias du monde entier. L'attente des victimes, aujourd'hui, est extrêmement forte dans ce type de procès. Pendant que le procès Mazan a été jugé pendant plusieurs mois, les autres affaires n'ont pas pu l'être. C'est assez emblématique de notre fonctionnement. Nous nous donnons aujourd'hui les moyens de mieux juger, mais il faut savoir plus juger.

Vous remettez en cause cette organisation ?

Absolument pas. Au contraire, je soutiens que la justice doit être une justice de qualité, à l'écoute de toutes les parties et notamment des victimes et des parties civiles. Mais nous avons vraiment un engorgement, une forme d'embolie dont il faut sortir. Nous en sortirons non seulement par les moyens, mais les moyens ne suffiront pas. Il faut que nous réfléchissions à nos méthodes. Il faut que nous réfléchissions également à différentes pistes de procédure nous permettant d'aller plus vite pour juger dans des délais raisonnables, dans des délais décents.

L'autre défi en 2025 pour la justice, c'est la lutte contre le trafic de drogue et le crime organisé. L'organisation actuelle de la justice permet-elle de lutter efficacement contre ces phénomènes ? 

Nous avons huit juridictions interrégionales qui travaillent très bien sur la criminalité organisée en région. Ce qui aujourd'hui est notre point de faiblesse, c'est la coordination et l'incarnation de cette lutte contre la criminalité organisée du haut du spectre : le narcotrafic au niveau national et international. Il faut que nous progressions sur le sujet et il faut qu'un parquet national puisse prendre en charge le traitement de cette grande criminalité de haute complexité. C'est ce qui se fait à l'étranger. Nous avons un besoin d'incarnation, de représentation et de spécialisation accrue en la matière. Une proposition de loi sera prochainement discutée. Le Parlement se saisit de cette affaire. Notre garde des Sceaux est aussi mobilisé. Il est important que nous avancions, puisque nous avons là une vraie difficulté en termes de lutte contre le narcotrafic, qui est vraiment de nature à déstabiliser notre État et à mettre en cause notre sécurité nationale, avec des risques aussi de corruption à différents niveaux qui sont très élevés.

De nombreux responsables politiques de premier plan sont impliqués dans des affaires judiciaires aujourd'hui. C'est inédit dans l'histoire de notre pays. Comment le magistrat, que vous êtes, réagit ?

Je ne commente jamais les affaires individuelles. Je réagis souvent vigoureusement lorsque des décideurs publics ou des hommes politiques commentent des décisions. Je m'applique cette règle à moi-même. Ce qui est important, c'est qu'il faut laisser la justice juger en toute sérénité, en évitant toutes les interférences, tous les commentaires et les interprétations. Il faut de la sérénité. Quand on regarde les choses avec un peu de distance et sur le temps long, on voit que la justice finit toujours par passer. Elle est parfois longue, mais elle finit toujours par passer. Il faut qu'elle puisse passer dans la sérénité.

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