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Les artistes et le KGB

La plupart des transfuges n'étaient pas des espions ni des militaires, mais des artistes ou des scientifiques qui émigrèrent à partir des années 1960. La figure emblématique en fut sans doute le jeune soliste du théâtre Kirov, le danseur Noureev.
Article rédigé par franceinfo
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  (CNCS)

En tournée à Paris en 1961, Rudolf s'entoura de nouveaux amis tels que la danseuse étoile Claire Motte, le chorégraphe Pierre Lacotte, et surtout une riche héritière d'origine chilienne, fiancée au fils du ministre de la Culture André Malraux, Clara Saint, qui jouera bientôt un rôle clé dans la destinée de Noureev.

 

L'imprésario Fernand Lumbroso précisa que « deux Rudolf » s'étaient révélés durant cette tournée.

Celui du jour, flânant dans les boutiques et les lieux touristiques habituels, et le noctambule. Quand les autres artistes rentraient chez eux sous l'oeil vigilant de leur accompagnateur du KGB, Noureev faisait preuve d'une indépendance totale et courait les boîtes de nuit à la mode en compagnie de la fine fleur de la jeunesse parisienne. Peu lui importait d'être surveillé, il n'en faisait qu'à sa tête. Tant et si bien que le KGB prit le parti de l'empêcher de poursuivre la tournée en Angleterre et de le renvoyer en URSS.

 

Le 16 juin 1961, à l'aéroport du Bourget, alors que la compagnie s'apprêtait à s'embarquer pour Londres, Rudolf apprit la nouvelle de la bouche du directeur artistique du Kirov. « Etovo ne mojet byt' ! » (« C'est impossible ! ») , protestat-il, répétant encore et encore « Kak tak ? » (« Comment est-ce possible ? » ). Gagné par une espèce d'instinct de survie, il demanda alors aux hommes du KGB l'autorisation de téléphoner à Clara Saint. Cela lui fut accordé. À mots couverts, il réussit à faire comprendre la gravité de la situation à son amie qui accourut bientôt, flanquée de deux policiers français en civil. Rudolf était là, debout, tendu, ne sachant que faire, quand un éclair traversa son regard. Clara et les deux policiers se tenaient à quelques mètres de lui. Tout était encore possible.

Soudain, comme un diable jaillissant d'une boîte, il se propulsa en un bond fantastique derrière ses alliés.

Amis, officiels, photographes, tous étaient éberlués. Ce « saut vers la liberté » déchaîna la presse. Et Noureev d'entrer dans la légende, sur les traces du poète Pasternak qui, trois ans auparavant, avait défié le Kremlin en se voyant attribuer le prix Nobel pour son roman, le Docteur Jivago.

 

Au début, la vie du danseur en Occident était minutée et marquée par ces intimidations incessantes. Accompagné de deux gardes du corps, deux jours après son installation dans un appartement donnant sur le jardin du Luxembourg, des hommes du KGB étaient déjà postés en bas de l'immeuble. Le directeur de la compagnie se mit à recevoir des coups de téléphone anonymes l'accusant de « protéger le traître Noureev » . Quatre mois après sa fuite, une « journaliste » lui apporta trois missives arrivées par l'intermédiaire de l'ambassade soviétique à Paris dans une enveloppe énigmatique: de son père, de sa mère et de son professeur bien-aimé, Pouchkine. Le danseur me raconta plus tard qu'il avait été « abasourdi » .

C'était la première fois qu'il recevait des lettres de Russie.

Comme les coups de téléphone, cette mise en scène était naturellement destinée à le traumatiser. Rudolf ne prêta pas une attention particulière au télégramme de sa mère, car il n'était pas certain qu'il soit de sa main. Il lut ensuite la lettre de son père. Fidèle à lui-même, ce dernier accusait son fils d'avoir trahi sa terre natale, concluant qu'« il n'y avait pas d'excuse à un tel crime » . Ce qui blessa le plus Rudolf fut la lettre désespérante de son professeur Pouchkine, décrivant Paris comme une ville décadente dans laquelle il allait se corrompre et perdre non seulement la technique de la danse, mais aussi son âme. La seule chose qui lui restait à faire était de « rentrer en URSS immédiatement » .

 

« Oui, j'ai beaucoup souffert  » , m'a-t-il avoué en 1987. Et de déclarer à un journaliste : « Je ne retournerai jamais dans mon pays, mais je ne serai jamais heureux non plus dans le vôtre. » Pourtant, sa carrière artistique fut éblouissante. Au début de son séjour en Occident, il dansa avec le Grand Ballet du marquis de Cuevas ; puis, à partir de 1962, avec le Royal Ballet de Londres. Sa venue à l'Ouest infusa d'ailleurs, selon sa propre expression, un « sang nouveau » au ballet occidental. En effet, Noureev eut sur la danse un effet bénéfique, défiant tous les complots du KGB.7

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