Les caméras de vidéosurveillance sont-elles vraiment utiles pour lutter contre le narcotrafic ?
C'est un débat qui oppose régulièrement la gauche et la droite. Le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, appelle le maire écologiste de Grenoble à déployer "beaucoup plus de caméras de vidéoprotection" dans sa ville pour lutter contre le trafic de stupéfiants, après la mort d'un mineur de 15 ans lors d'une fusillade entre trafiquants de drogue près d'un point de deal grenoblois le 22 octobre.
Mais Éric Piolle lui a répondu dans le 8h30 de franceinfo, lundi 28 octobre, que non seulement sa ville avait déjà des caméras – 120, soit "six par kilomètre carré", a-t-il précisé – mais que, si elles sont utiles pour gérer les flux de circulation, "ça n'est pas la solution pour le narcotrafic, toutes les études le prouvent".
Lequel des deux a raison ? Les caméras de vidéosurveillances sont-elles utiles ou inutiles face au trafic de stupéfiants ?
Aucune étude française spécifique sur le sujet
En réalité, on ne peut pas vraiment répondre à cette question. Il n'y a aucune étude en France qui s'intéresse spécifiquement à l'efficacité de la vidéosurveillance pour lutter contre le narcotrafic. Le problème est que l'on ne peut pas juste prendre une ville au hasard et faire une sorte d'avant/après l'installation de caméras car il faut prendre en compte de nombreux autres paramètres, comme la densité de la population, l'éclairage nocturne, la fréquentation des lieux, l'évolution du nombre de policiers dans les rues, etc. Ce n'est donc pas possible de faire une comparaison purement statistique, c'est une analyse qui prend du temps et qui, jusqu'à présent, n'a pas été réalisée.
Le ministère de l'Intérieur s'était risqué à faire une étude d'impact des caméras sur la délinquance, dont le trafic de drogue, en 2009, sans prendre en compte ces autres facteurs. Ses conclusions étaient très positives mais elles ont été massivement rejetées par les spécialistes du domaine, comme le rapportait Le Monde, il y a quelques années. Les auteurs de ce rapport reconnaissaient eux-mêmes que "l'impact exclusif de la vidéoprotection [était] difficile à isoler".
À l'internationale, des études contradictoires
D'autres études ont été réalisées dans d'autres pays, mais elles ne permettent pas non plus de trancher. De nombreux rapports datant du début des années 2000 avaient des conclusions plutôt négatives, mais à l'époque il y avait beaucoup moins de caméras qu'aujourd'hui, donc ces conclusions ne sont pas vraiment transposables.
Plus récemment, en 2019, une analyse assez vaste (en anglais) pour le College of Police britannique a synthétisé les résultats de près de 80 études réalisées ces 40 dernières années dans neuf pays différents. Sur ces 80 études, six qui détaillaient l'impact de la vidéosurveillance sur les différents types de crimes et délits se sont intéressés aux faits liés au narcotrafic. "Les caméras de vidéosurveillance a son plus grand effet sur les crimes liés à la drogue, car elles les réduisent d'environ 20%", conclut l'analyse. Conclusion qui va donc dans le sens du ministre de l'Intérieur.
Néanmoins, la lecture de cette analyse ne permet pas de savoir de quels pays parlent ces six études – si c'est le même pays ou des pays différents – ni de savoir s'il y a beaucoup de caméras ou pas dans les zones observées, si ce sont des caméras statiques ou si leur orientation peut être changée à distance, ni si ces situations sont comparables à la France ou non.
Au contraire, une autre étude, suisse, qui porte sur les effets de la vidéosurveillance dans le quartier des Pâquis à Genève et qui a été publiée en 2017, estime que "les transactions n'ont pas disparu de la zone équipée de caméras" mais que "la mise en service des caméras a provoqué un 'effet plumeau' s'agissant du trafic de stupéfiants. Celui-ci se caractérise par des déplacements de très courtes distances. (…) Les cas localisés dans les rues voisines sont de plus en plus nombreux et les transactions se font sur un territoire plus difficile à contrôler et plus étendu". Cette conclusion va davantage dans le sens du maire de Grenoble.
Un impact limité sur la criminalité
Ces deux études s'intéressent plus largement à l'impact de la vidéosurveillance sur la criminalité et sur la délinquance en général, pas uniquement sur le narcotrafic.
Le rapport suisse dit apporté "un regard nuancé et critique". "Malgré les discours enthousiastes des concepteurs et des politiques favorables au développement de la vidéosurveillance, notre recherche met en évidence les limites de ce type de dispositif en matière de prévention du crime", stipule-t-il, car "les indicateurs utilisés dans notre analyse ne permettent pas de conclure à une baisse des infractions depuis la mise en place des caméras".
Le rapport international, quant à lui, assure que "la vidéosurveillance est associée à une baisse significative de la criminalité au Royaume-Uni et en Corée du Sud", tout en appelant à interpréter cette conclusion sur la Corée du Sud "avec prudence" car il n'y a que trois études sur le sujet contre 34 sur le Royaume-Uni. En revanche, le rapport ne conclut pas à une baisse de la criminalité grâce aux caméras dans les sept autres pays observés, ni aux États-Unis (24 études analysées), ni au Canada (six études), ni en Suède (quatre études), ni en Pologne (deux études), ni en Norvège, en Espagne ou en Australie (une étude chacune).
En France, la dernière étude qui est parue à ce sujet, en 2021, a été menée par Guillaume Gormand, chercheur au Centre d'études et de recherche sur la diplomatie, l'administration publique et le politique et avait été commandée par le Centre de recherche de l'École des officiers de la gendarmerie de Melun. Elle porte sur quatre territoires municipaux dans la région de Grenoble, qui sont couverts par la gendarmerie. Selon elle, sur les 1 939 enquêtes qui ont été conduites par les gendarmes dans cette zone entre 2017 et 2020, seulement 22 enquêtes, qui ont été élucidées, ont bénéficié de l'exploitation d'enregistrements de vidéoprotection, rapporte Le Monde, soit 1% des enquêtes. Si l'on ne retient que les enquêtes élucidées, cela monte alors à 5,87 %, soit une affaire élucidée sur 20.
L'étude commandée par la gendarmerie estime que, "en fin de compte, la découverte d’éléments probants, peu importe la thématique considérée (…) s’avère faible" et que "l’exploitation des enregistrements de vidéoprotection constitue une ressource de preuves et d’indices peu rentable pour les enquêteurs".
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