Affaire LSK : DSK "pas glorieux" face à la juge d’instruction
Empêtré dans l’affaire de la faillite de la société qu’il avait créée avec un homme d’affaires sulfureux, DSK plaide l’incompétence et l’inconséquence. Face à la juge, l’ancien patron du FMI a raconté qu’il ne savait rien de la société dont il était pourtant le président.
Le 23 octobre 2014, le suicide de Thierry Leyne à Tel Aviv fait éclater l’affaire “LSK”. La société avait été créée à peine un an plus tôt par l’homme d’affaires franco-israélien, associé à Dominique Strauss-Kahn alors à peine sorti de l’affaire du Sofitel de New York, mais pas encore de celle du Carlton de Lille. La faillite de LSK (Leyne Strauss-Kahn & partners) laisse un trou béant de 100 millions d’euros de dettes. La banque d’affaires et le fonds d’investissement annoncés n’ont jamais vu le jour.
Mais que savait DSK de la situation financière d’une société qui était en état de quasi-faillite au moment où il en devient le président ? La cellule investigation de Radio France a eu accès au contenu de son audition par la juge d’instruction le 3 juillet 2019, ainsi qu’à de nombreux documents qui apportent un éclairage sur son rôle dans cette affaire.
Placé sous le statut de témoin assisté à l’issue de son audition, l’ancien ministre de l’Économie affirme que son ex-associé lui avait caché la réalité comptable de son groupe. Pour autant, pouvait-il ignorer que Thierry Leyne gérait des fonds issus de la fraude fiscale et avait des clients parfois peu recommandables ? Dans ce dossier qui le menace toujours, cinq ans après le début de l’enquête, les oligarques russes côtoient les chefs de guerre sud-soudanais, les veuves richissimes et les escrocs usuriers. DSK affirme qu’il n’a rien vu.
"Un garçon intelligent, très séducteur"
Le 3 juillet 2019, dans le bureau de la juge d’instruction Charlotte Bilger, Dominique Strauss-Kahn apprend qu’il va être placé sous le statut de témoin assisté dans l’affaire LSK. Ce statut intermédiaire entre "simple témoin" et mis en examen signifie que la magistrate estime qu’il existe "des indices rendant vraisemblable" sa participation aux infractions visées par l’instruction : escroquerie en bande organisée, abus de biens sociaux et abus de confiance. Il doit donc se défendre.
Alors il raconte sa rencontre en 2012 avec Thierry Leyne : "Il m'a paru être un garçon intelligent, très séducteur, et faisant état d'une expérience réussie dans la finance en général", explique-t-il. L’homme d’affaires lui a été présenté par Nathalie Biderman. La nouvelle compagne de Leyne est aussi une proche collaboratrice de DSK. C’est elle qui gère les conférences que l’ancien directeur général du FMI donne un peu partout dans le monde. A l’époque, DSK, est un pestiféré : "J'avais songé pouvoir m'associer dans une grande banque d'affaires, raconte-t-il. J'avais eu d'ailleurs des contacts avancés avec la banque Lazard. Or, à l'issue de ces négociations, l'association n'a pas été acceptée compte tenu de mes problèmes judiciaires et de leur médiatisation. (…) Ce sont autant de circonstances qui ont fait que la proposition de Thierry Leyne m'est apparue comme un salut, comme une bouffée d'oxygène."
"Je dois reconnaître que j’ai fait peu de vérifications"
La "proposition" de Thierry Leyne prend forme dans un mail que celui-ci envoie à DSK à l’été 2013 : "J'adore l'idée d'avoir la chance de t'avoir comme associé !" s'enthousiasme le financier franco-israélien. "J'ai besoin d'un associé qui donne une autre dimension à mon petit groupe. Ensemble nous pouvons avoir l'ambition de créer une banque d'investissement telle que nous la pensons." Thierry Leyne a une réputation de franc-tireur dans le monde de la finance. Il est connu pour avoir réussi un "gros coup" en revendant sa société de courtage en ligne, Axfin, à la fin des années 90.
En 2013, le "petit groupe" de Thierry Leyne est alors réuni au sein de sa holding "Anatevka". Il est constitué d’une quinzaine de sociétés spécialisées dans la gestion d’actifs et l’assurance. Toutes sont basées dans des juridictions connues pour leur "souplesse" en matière fiscale (Suisse, Monaco, Luxembourg, Israël...), et opèrent sur des marchés peu contrôlés. Pour autant, l’économiste, autrefois célébré pour la finesse de ses analyses, semble ne prendre aucune précaution avant d’accepter l’offre de Leyne. La juge d’instruction s’étonne même que les mails que DSK envoie montrent qu’il croyait que la trésorerie de la société, exsangue, était excédentaire : "Ce n’est pas glorieux de ma part, concède Dominique Strauss-Kahn devant la magistrate. Je dois reconnaître que j'ai fait peu de vérifications, j'ai eu une confiance sans doute exagérée dans ce que disait Thierry Leyne."
Un groupe en état de quasi-faillite
Comme nous l’avions révélé dès 2015, le groupe LSK était déjà dans une situation financière catastrophique au moment où Dominique Strauss-Kahn en prend la présidence. Les comptes arrêtés au 31 décembre 2012 (que DSK n’aura en main qu’en octobre 2014) font apparaître une perte de 18 millions d’euros et un endettement de près de 37 millions. Avec le recul, le liquidateur de la société estimera que la société était en cessation de paiement dès le mois de mai 2014.
En décembre 2013, le cabinet d’audit Ernst & Young avait d’ailleurs démissionné de sa fonction de "réviseur", sorte de commissaire aux comptes à la sauce luxembourgeoise, des sociétés de Leyne. Face à la juge, DSK explique qu’il croyait que cette démission était liée à son arrivée dans le groupe et à son "statut de personne politiquement exposée". Quelques semaines plus tard, le cabinet PricewaterhouseCoopers (PwC) refuse de reprendre le mandat. Devant les enquêteurs luxembourgeois, après la faillite, les représentants de PwC expliquent qu’ils avaient pris leurs renseignements auprès de leurs prédécesseurs et que ceux-ci leur avaient déconseillé d’y aller en leur donnant un avis négatif sur la gestion du groupe.
DSK, lui, semble n’avoir eu aucun des doutes qui ont éveillé les suspicions des experts-comptables. Lorsqu’il est interrogé par la juge sur les acrobaties financières de son associé, il plaide l’incompétence : "J'avais très peu connaissance des activités de l'entreprise de Thierry Leyne (…) ce n'est pas ma compétence, ma compétence c'est celle d'un économiste spécialiste de macro-économie, c'est ce que j'ai fait au ministère des Finances, c'est ce que j'ai fait au FMI..."
Un homme d’affaires déjà en délicatesse avec le fisc et la justice
Thierry Leyne était par ailleurs déjà dans le collimateur du fisc et de la justice quand il a rencontré Dominique Strauss-Kahn. Début 2012, le parquet de Paris avait ouvert une enquête préliminaire pour abus de biens sociaux à la suite d’un contrôle de l’administration fiscale. Les inspecteurs du fisc réclamaient environ 1,5 million d’euros à la compagnie financière "Assya" de Thierry Leyne. Ceux-ci s’étaient aperçus qu’elle finançait probablement une partie du train de vie somptuaire de l’homme d’affaires. Les inspecteurs ont retrouvé jusqu’à 400 000 euros de factures de jets privés dont beaucoup auraient servi à des déplacements sans lien avec l’activité professionnelle de Thierry Leyne. Les fonctionnaires de Bercy ont également tiqué sur les notes de restaurant à La maison du caviar ou au Fouquet’s. Devant les agents du Service national de douane judiciaire, chargés de cette enquête, son ex-compagne, Nathalie Biderman raconte : "Thierry avait un train de vie incroyable, démesuré, il vivait comme un milliardaire. Nous n'avions pas beaucoup de sujets de discorde, mais cela en était un. C'était trop. A posteriori je me dis qu'il a dû emprunter pour financer tout cela."
Des annonces en trompe-l'œil
Mais les démêlées judiciaires et administratives de Thierry Leyne ne semblent à l’époque connues de personne. Et le retour de DSK à ses côtés dans le monde des affaires est présenté comme la revanche d’un homme rejeté par le monde qui l’avait adulé. Quelques mois après la création de la banque d’affaires LSK, l’annonce du lancement d’un fonds d’investissement nommé "DSK global investment fund" avait toutes les apparences d’un come-back incroyable. Les deux associés ambitionnaient de trouver deux milliards d’euros et la presse économique célébrait déjà le retour aux affaires de l’ancien économiste star.
Pourtant, la façade était flatteuse. Et DSK ne pouvait pas l’ignorer. La CSSF, le gendarme financier du Luxembourg, avait signalé aux deux associés que l'appellation "banque d’affaires" ne pouvait leur être accordée, le groupe LSK étant loin de remplir les conditions pour prétendre à ce statut.
Qu’importe, Thierry Leyne continue à le dire dans les médias et aux investisseurs potentiels, sans que DSK ne semble le corriger. Quant au projet de fonds d’investissement, dans lequel DSK a embarqué son fils et sa fille, il était loin de pouvoir récolter les deux milliards annoncés. DSK a dû l’admettre devant les enquêteurs, en reportant la responsabilité sur son ancien associé : "Il a lâché ce chiffre lors d'une interview sans me consulter auparavant. Ce chiffre était largement fantaisiste. Pour moi, un objectif de 500 millions de fonds sous gestion était déjà largement satisfaisant." A la juge d’instruction qui lui demande si cela ne l’a pas conduit à s’interroger sur "l’aptitude de Thierry Leyne", l’ancien ministre répond par une pirouette : "On peut toujours être ambitieux".
DSK, appât malgré lui pour investisseurs bernés ?
Quand il résume son engagement auprès de Thierry Leyne, DSK expose les choses ainsi : "Je lui apportais un nom et une visibilité qu'il n'avait pas. En échange il me fournissait ses services de back-office dont j'avais besoin." L’ancien directeur général du FMI voit dans son association avec Leyne la possibilité de développer son activité de conseil aux Etats et aux entreprises sans avoir à gérer la logistique. Contrairement à ce que Thierry Leyne affirmait pourtant devant les médias, l’ancien ministre déclare qu’il n’avait aucunement l’intention de s’investir dans la gestion quotidienne du groupe. "Ce que j'avais en tête, explique-t-il, c'est le modèle de certaines entreprises parfois de taille mondiale qui ont un président non exécutif et qui n'entre à aucun moment dans les détails de la gestion de l'entreprise."
Mais face aux investisseurs potentiels, c’est un tout autre discours que tient Thierry Leyne. L’homme d’affaires doit en effet absolument trouver de l’argent frais pour rembourser ses dettes et calmer les clients qui s’agacent de ne pas voir les intérêts promis arriver. Il profite à plein de l’image de DSK pour ferrer ses prises. Une quadragénaire, qu’il rencontre lors d’un mariage, le raconte aux enquêteurs : "Il m'a proposé des actions (…) et je lui ai dit que ça ne m'intéressait pas. (…) C'était quelqu'un de très avenant, charmeur, il m'a mise en confiance. Surtout, il a parlé de DSK, et ça m'a rassurée. Je me suis dit que si DSK avait investi, je pouvais investir également sans trop de risque." Les 189 000 euros d’économies de sa mère qu’elle lui confie iront immédiatement combler des dettes.
Un couple d’agriculteurs du Nord, auditionnés eux aussi par les enquêteurs, qui souhaitait retirer ses avoirs, se souvient de l’attitude de leur gestionnaire chez LSK : "Il nous a rassurés en nous parlant de M. Dominique Strauss-Kahn, il nous a même montré son bureau. Il nous a déconseillé de retirer notre argent et nous a parlé d'une possibilité de le transférer au Panama."
L’ombre de la fraude fiscale plane sur le dossier
Quelques mois avant de devenir président de LSK, Dominique Strauss-Kahn dénonçait devant une commission du Sénat le manque de volonté des Etats pour lutter contre les paradis fiscaux. Ignorait-il que sa "banque d’investissement" aurait aidé à créer des sociétés offshore pour ses clients, comme l’a révélé l’enquête internationale sur les Panama papers ? DSK affirme que oui. Il ne savait rien.
Un chiffre est frappant. Les enquêteurs estiment à environ 200 le nombre de clients qui ont perdu des fonds dans la faillite de LSK. Pourtant, seuls quatre d’entre eux ont porté plainte. L’avocat Matthieu Croizet, qui défend l’un d’entre eux, l’homme d’affaires français Jean-François Ott, a une idée sur la question : "C’est peut-être parce que l’argent déposé dans cette société n’avait pas d’existence légale dans le pays des personnes qui l’avaient donné en gestion ? s'interroge-t-il. Si vous déposez de l’argent qui n’est pas déclaré dans une boîte de gestion et que d’un coup vous le perdez, vous ne pouvez pas vous plaindre parce que cet argent n’existe pas !"
Cette hypothèse semble confirmée par plusieurs anciens clients de LSK entendus par les douaniers, comme cet ancien commerçant prospère de l’est de la France. Il avait confié 11 millions d’euros, patiemment accumulés et dissimulés tout au long de sa carrière, à Thierry Leyne. "J’avais confiance, regrette-t-il. Thierry Leyne a fait ce qu’il a voulu de mes avoirs." En l’occurrence, il a tout dilapidé. A-t-il porté plainte, lui demandent les enquêteurs ? "Non, répond-il. Je ne veux pas qu’on parle de moi dans la presse. Je suis en train de régulariser ma situation fiscale en France".
L’affaire Wildenstein rencontre l’affaire LSK
Le nom d’une cliente de Thierry Leyne aurait pourtant pu alerter DSK sur l’origine de certains fonds gérés par sa société : Liouba Wildenstein. La veuve d'Alec Wildenstein, l'un des deux fils du célèbre marchand d'art Daniel Wildenstein, est alors mise en examen dans une affaire de fraude fiscale qui a empoisonné la succession de son beau-père. Si l'affaire se conclura par une relaxe générale, pour cause de prescription notamment, la justice établira néanmoins l’intention de dissimuler des sommes considérables pour échapper à l’impôt. Les Wildenstein ont utilisé une cascade de sociétés basées dans des paradis fiscaux. C’est d’ailleurs l’une d’elles, Woodsford ltd, domiciliée aux Îles Vierges britanniques, qui a souscrit pour six millions de dollars d’obligations LSK le 26 mars 2014.
Des mails saisis par les enquêteurs montrent que vers la mi-2014, LSK ne semble pas tenir ses engagements et ne paie pas les intérêts promis à l’héritière. C’est alors que Dominique Strauss-Kahn entre dans le dossier. Le 30 septembre, Liouba Wildenstein écrit à sa gestionnaire : "Comme tu sais, j'ai eu récemment le rendez-vous avec Dominique (…) et qui a ensuite parlé avec Thierry et m'a rassuré que tout se passera bien." DSK est ensuite en copie ou destinataire de plusieurs échanges concernant ce dossier dont ce mail de la gestionnaire du 30 octobre, une semaine après la mort de Thierry Leyne : "Elle vient de réaliser qu'on n'a pas payé ses distributions mensuelles octobre et novembre. Total 180 000 USD [dollars américains, ndlr]. La banque et les trustees [les gestionnaires de la société offshore, NDLR] vont me tomber dessus. Que puis-je décemment leur dire ?". On ne sait pas si DSK a répondu. Les "trustees" se déclareront créanciers de LSK pour 5,7 millions de dollars.
Les "mauvaises fréquentations" de Thierry Leyne n’ont pas alerté DSK
Dominique Strauss-Kahn n’a pas non plus semblé réagir quand Thierry Leyne lui a présenté Marco Mouly. De son vrai nom Mardoché Mouly, cet escroc de haut vol est actuellement emprisonné à la suite d'une condamnation à huit ans de prison dans une retentissante affaire d’escroquerie à la taxe carbone. Thierry Leyne connaissait bien Marco Mouly, qui lui avait prêté quatre millions d’euros au taux exorbitant de 34,61% d’intérêts. Leyne avait même embauché la fille de Marco Mouly, Cindy, en 2012, ce qui avait tout de suite éveillé la suspicion de son associé de l’époque, Gilles Boyer, qui avait entendu parler de lui dans le cadre d’une affaire précédente.
Face aux juges d’instruction, Marco Mouly déclare en 2015 : "Moi j'ai donné dans un premier temps deux millions pour 'faire de la bourse' à Thierry Leyne et à Strauss-Kahn. On faisait des réunions d'affaires avec Thierry Leyne et Dominique Strauss-Kahn. (…) Après ils m'ont parlé de leur projet de carte bancaire prépayée. Le projet m'a intéressé. Ils voulaient me donner 50%…" DSK conteste. Il admet juste avoir rencontré Marco Mouly une fois, "vers mai-juin 2014", au bar du Royal Monceau, en compagnie de Thierry Leyne. Il explique lui avoir présenté le principe du fonds d’investissement qu’il lançait alors. Interrogé par la juge sur l’impression que lui a laissé Marco Mouly, il concède : "Je l'ai trouvé très différent des autres personnes que Thierry Leyne m'avait présentées comme investisseurs."
Un étonnant voyage au Sud-Soudan
Thierry Leyne avait pourtant déjà montré à DSK qu’il pouvait avoir des relations d’affaires parfois étonnantes. En mai 2013, il l’avait ainsi entraîné à l’inauguration d’une banque qu’il venait de contribuer à lancer au Sud-Soudan. Dans les rues défoncées de Djouba, la capitale de ce jeune pays créé moins de deux ans auparavant, le convoi de limousines amenant l’ex-dirigeant du FMI ne passe pas inaperçu. La "National Credit Bank" est hébergée dans un immeuble en briques à peine terminé. En interne, chez LSK, l’opération interroge. La directrice de la "compliance" (conformité des opérations) s’inquiète. Dans un mail, elle rappelle que le pays "reste dans la liste des juridictions à haut risque dont le régime de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme n'est pas satisfaisant."
La situation politique au Sud-Soudan, tout juste sorti d’une guerre civile, est encore très instable. Pourtant, ce jour-là, DSK vient y donner une conférence, rémunérée 25 000€ par Leyne, pour vanter les "opportunités" qu’offre le pays en matière d’affaires. Quelques mois plus tard, des combats à l’arme de guerre reprennent dans les rues de Djouba.
L’opération a été menée pour le compte de deux clients britanniques d’origine soudanaise : Abdelkarim Mohamed et Dawd Abute. D’après DSK, Leyne aurait expliqué que les deux hommes d’affaires avaient obtenu une licence bancaire en récompense de leurs services rendus lors de la sécession avec le Soudan. Ils seraient alors venus chercher Leyne pour les aider à monter l’établissement en échange d’une participation au capital. Mais des éléments conduisent à s’interroger sur les motivations profondes. Une ancienne salariée de LSK raconte devant les policiers luxembourgeois : "Leyne est venu un jour au bureau et a annoncé qu'ils allaient ouvrir une banque au Sud-Soudan avec LSK. Il a dit qu'il n'y avait que du liquide là-bas et que c'était une bonne occasion."
L’affaire semble mal tourner néanmoins. En juin 2014, un ami de Thierry Leyne qui s’est rendu sur place constate que le directeur s’est enfui et lui écrit : "La banque est sans capitaine et il n'y a pas d'argent (même pas de quoi rembourser mon billet et mon hôtel)." En septembre 2019, un rapport de l’organisation "The Sentry" (page 30), qui enquête sur les exactions commises pendant la guerre civile au Sud-Soudan, révèlera que les deux clients de LSK ont par la suite monté des sociétés sur place avec un chef de faction accusé de crimes de guerre. DSK lui affirme que son rôle s’est limité à une conférence et qu’il n’est jamais retourné au Sud-Soudan.
DSK minimise son rôle dans une négociation avec des proches de Poutine
Si DSK affirme que ce n'était pas sa "préoccupation de voir comment cette entreprise fonctionnait", il semble cependant avoir joué un rôle actif dans la recherche d’investisseurs. L’un d’entre eux, Angelo Codignoni, était particulièrement important aux yeux des deux dirigeants de LSK. Cet Italien, ancien proche de Silvio Berlusconi (il a notamment dirigé la chaîne "La Cinq" que le magnat des médias avait lancé en France) est bien connu dans le monde de la télévision. Il avait envisagé d'investir plusieurs millions d’euros dans LSK et d’entrer au conseil d’administration. Le groupe LSK avait même débuté une procédure d’agrément le concernant auprès des autorités luxembourgeoises.
Devant les enquêteurs, DSK affirme que Codignoni avait été approché par Thierry Leyne au cours d’un voyage en Russie, et que lui-même n’était pas actif dans les négociations avec celui-ci. Pourtant, plusieurs mails suggèrent le contraire. Le 15 décembre 2013, Thierry Leyne écrit à Angelo Codignoni pour lui demander s’il a besoin d’aide pour la procédure d’agrément. Réponse de l’Italien : "Ciao Thierry, nous avons le 20 meeting in Igora avec DSK et nos amis" (Igora est une station de ski proche de Saint-Petersbourg, en Russie). D’autres échanges de mails entre Leyne et DSK montrent que ce dernier se tenait informé de l’avancée des négociations, contrairement à ce qu’il a affirmé devant les douaniers. L’ancien directeur général du FMI leur affirme également qu’il ne sait pas pourquoi l’Italien a brusquement rompu les négociations.
Au printemps 2014, Angelo Codignoni semble effectivement ne plus vouloir investir. Le 12 mars, Thierry Leyne écrit à DSK : "Je pense qu'il n'y a plus que toi pour débloquer la situation avec Angelo ! J'ai un mur en face de moi. (…) S’ils ne font pas l'opération, nous devons trouver très rapidement une alternative car nous en avons vraiment besoin, pas forcément pour 20 (millions, NDLR) mais pour 10." Mais qui se cache derrière ce mystérieux "ils" ?
Plusieurs mails envoyés par des financiers russes suggèrent qu’il s’agirait d’une société nommée "ABR Management", dont Angelo Codignoni est membre du conseil d’administration. Elle dépend de la Rossiya Bank souvent décrite comme "la banque de Vladimir Poutine". Or au printemps 2014, les dirigeants d’ABR (qui sont aussi des dirigeants de la Rossiya Bank) sont dans l’œil du cyclone. La banque a été l’une des premières à ouvrir un établissement en Crimée après l’invasion de la région par la Russie et ses dirigeants sont menacés par des sanctions internationales qui ne tarderont pas à arriver. Le 29 avril, Thierry Leyne écrit à DSK : "J'ai eu Angelo qui m'a appelé, je t'en parle demain mais ça se présente pas bien pour nous". DSK lui répond : "Explique en 2 mots". Réponse de Leyne : "Il est sous les soucis à n’en plus finir avec tous les séquestres dans toutes les sociétés". Le gel de certains avoirs russes à l’étranger vient de commencer. Pourtant, DSK n’évoquera pas ces événements devant les enquêteurs, tout comme les avocats de LSK n’avaient pas signalé aux autorités luxembourgeoises qu’Angelo Codignoni était lié à une filiale de la Rossiya bank lors de sa procédure d’agrément.
DSK a "des doutes" mais continue à chercher des investisseurs
Quelques jours après le renoncement de Codignoni, Thierry Leyne écrit à DSK : "Je dois gagner du temps pour que l'augmentation de capital soit réalisée". Puis au mois de juillet encore : "Cher Dominique, je ne veux plus t'embêter en t'appelant pour cela mais essaye de nous trouver un ou plusieurs investisseurs. Nous en avons besoin pour passer cette étape en attendant le retour de nos investissements. Je fais le maximum de mon côté aussi, Il nous faudrait encore environ 3 millions…" Le "maximum" pour Leyne à ce moment-là consiste à convaincre un couple de Marseillais, Alain et Sylvie Urbach, d’investir dans LSK. Cet ingénieur à la retraite et son épouse se laissent convaincre d’investir leur bas de laine d’un peu plus d’un million d’euros en actions LSK. "Ils ont été approchés par Thierry Leyne via une relation commune, explique leur avocat, Yohan Attal, mais ils ont eu un contact téléphonique avec Dominique Strauss-Kahn qui leur a expliqué qu’ils devenaient de véritables associés à sa prétendue banque d’affaires." Ils ignorent que leur pécule va être immédiatement utilisé pour payer les créanciers les plus problématiques. La moitié de leur investissement servira à rembourser partiellement Liouba Wildenstein qui menace alors le groupe de poursuites judiciaires.
Devant la juge, DSK admet qu’il a "commencé à avoir des doutes sur le fonctionnement de l'entreprise vers juin-juillet 2014." Le directeur du projet de fonds d’investissement lui fait part de ses inquiétudes sur la viabilité de la société. Pourtant, DSK affirme qu’il "gardai[t] une vision positive de l’avenir". Il mobilise ses réseaux pour trouver l’argent que réclame Thierry Leyne, persuadé, dit-il qu'il s’agissait juste d’un besoin de recapitalisation. L’homme d’affaires mauritanien Mohamed Bouamatou, qui est son "voisin de riad" à Marrakech va ainsi injecter cinq millions d’euros dans LSK. Le milliardaire ukrainien Viktor Pinchuk va prêter deux millions via l’une de ses sociétés. Il va perdre 700 000 euros dans la chute de LSK. DSK affirme qu’il a remboursé lui-même l’Ukrainien : 400 000 euros en numéraire et le solde en donnant des conférences gracieuses lors d’événements qu’il organise... Au total, Dominique Strauss-Kahn estime qu’il a perdu personnellement 1,7 million dans la faillite de LSK.
Thierry Leyne prêtait de l’argent à DSK et payait certaines factures
Ceci dit, quand il évoque ses pertes, DSK n’intègre pas les avantages dont lui a fait bénéficier Thierry Leyne, et notamment l’existence de deux prêts que lui avait consentis l’homme d’affaires. Le premier, sans intérêts, d’un montant de 750 000 euros, lui a été versé à la même période où il injectait environ 700 000 euros au capital de LSK. L’ancien patron du FMI affirme que les deux opérations n’étaient pas liées : "J’avais des problèmes de liquidités car je venais d’acheter ma maison au Maroc" a-t-il expliqué aux enquêteurs. Au moment de la mort de Thierry Leyne, DSK n’avait remboursé que la moitié de ce prêt.
Par ailleurs, Thierry Leyne lui avait accordé un "droit de tirage" d’environ 300 000 euros remboursable "en cas de retour à meilleure fortune". Interrogé sur cette libéralité, DSK répond : "Thierry Leyne a proposé de m'aider, et même de me prêter une chambre dans l'appartement qu'il était en train de louer à Paris. J'ai refusé la chambre mais j'ai fini par accepter l'aide financière, notamment pour payer mes avocats dans l'affaire du Carlton. Je lui ai dit que je le rembourserais un jour si je le pouvais." Thierry Leyne va effectivement régler pour près de 150 000 euros d’honoraires d’avocats pour le compte de DSK. Ces aides financières auraient-elles pu conduire l’ancien ministre de l’Economie à aider un homme dans ses entreprises douteuses ? DSK ne le pense pas. Au contraire, dans un courrier adressé aux enquêteurs en juillet 2018, il affirme : "Rétrospectivement, ces deux aides financières, que j'ai interprétées comme amicales à l'époque, m'apparaissent aujourd'hui comme l'une des manœuvres qui m'ont amené à investir en toute confiance, personnellement et financièrement, dans ce qui s'est avéré plus tard être une opération de 'cavalerie' dont j'ai moi-même été victime."
Nous avons contacté Dominique Strauss-Kahn par l’intermédiaire de son avocat, Jean Veil, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions.
L’affaire LSK en dates :
· Fin 2012 : DSK rencontre Thierry Leyne. Très vite, les deux hommes envisagent de s’associer pour monter une banque d’investissement
· 18 octobre 2013 : création de Leyne Strauss-Kahn & Partners (LSK)
· 23 octobre 2014 : Thierry Leyne se suicide à Tel Aviv
· 7 novembre 2014 : la justice luxembourgeoise déclare la faillite de LSK : 100 millions d’euros de passif
· 30 juin 2015 : première plainte d’un homme d’affaires français, Jean-François Ott. Il avait investi 500 000 euros dans LSK
· Le 28 juillet 2015 : le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire pour escroquerie et abus de biens sociaux
· 18 novembre 2015 : deuxième plainte d’un couple marseillais, Alain et Sylvie Urbach, qui avaient acheté pour 1,4 million d’euros d’actions LSK
· 7 mars 2016 : ouverture d’une information judiciaire pour escroquerie en bande organisée, abus de biens sociaux et abus de confiance. Trois juges d’instruction sont nommés
· 11 avril 2018 : DSK est entendu une première fois par les enquêteurs de la douane judiciaire, chargés de l’enquête
· 3 juillet 2019 : DSK est entendu par une juge d’instruction et placé sous le statut de témoin assisté
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