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Enquête franceinfo
Carrières, forages, injections d’eau… De l'Alsace à l'Ardèche, ces activités humaines qui provoquent des tremblements de terre
L'influence humaine a pu jouer un rôle dans les cas de séismes récents en Ardèche, en Alsace ou dans les Pyrénées-Atlantiques.
"Un élastique, si vous tirez un peu trop dessus, au bout d’un moment, il casse." Voilà comment Pascal Bernard, sismologue à l’Institut de physique du globe de Paris, résume un séisme provoqué par l’homme. L’activité humaine peut-elle déclencher des séismes ? En Ardèche, en Alsace et dans les Pyrénées-Atlantiques, des scientifiques l’envisagent très sérieusement. Enquête sur trois lieux où l’homme pourrait avoir déclenché des tremblements de terre.
Séisme du Teil (Ardèche) : une carrière en question
Le 11 novembre 2019, un séisme d’une magnitude de 5,4 sur l’échelle de Richter se produit en Drôme-Ardèche. Ce séisme intrigue immédiatement les sismologues. "Il n’y a pas eu beaucoup de répliques, comme on aurait pu l’attendre pour un séisme classique, explique Christophe Voisin, sismologue à l’Institut des sciences de la Terre à Grenoble. Par ailleurs, le point de démarrage du tremblement de terre est situé à environ un kilomètre de profondeur, alors que classiquement pour un séisme de magnitude 5, il se situe plutôt entre cinq et dix kilomètres de profondeur."
Très rapidement, certains spécialistes des tremblements de terre évoquent publiquement l’hypothèse d’un séisme d’origine humaine. Le 17 décembre 2019, un groupe de scientifiques du CNRS rend public un premier rapport. S’ils considèrent que le séisme s’est "nécessairement produit sur une faille géologique préexistante", ils estiment qu’une carrière de calcaire exploitée par la société Lafarge sur la commune du Teil a pu faciliter le déclenchement du séisme.
La carrière en question est un site historique de l’entreprise Lafarge depuis 1833. "Certaines données placent l’épicentre [du séisme] très proche, voire à l’intérieur de la carrière du Teil, écrivent les spécialistes des tremblements de terre dans leur premier rapport. Il est par conséquent plausible que la présence de la carrière ait pu aider au déclenchement du séisme. Les perturbations générées par les tirs de carrière répétés sur des décennies ont pu faciliter l’apparition du séisme."
Le communiqué publié le 17 décembre 2019 par la préfecture de l’Ardèche, autorisant le redémarrage de la carrière tout en abaissant la puissance des tirs de mine autorisés, tranche étonnamment avec la teneur de ce rapport d’experts. L’"origine" du séisme est "naturelle et causée par la pression entre les plaques", rappelle la préfecture de l’Ardèche, avant de conclure : "Au final, le rôle que la carrière du Teil aurait pu avoir sur ce séisme apparait donc négligeable."
Négligeable ? Ce n’est pas vraiment l’avis de plusieurs spécialistes du sujet. "L’activité de la carrière a pu produire la petite étincelle qui a déclenché ce séisme, estime le nouveau directeur-adjoint à l’Institut national des sciences de l’univers (Insu), Stéphane Guillot. Des activités de ce type ont déjà déclenché des séismes ailleurs dans le monde, en particulier aux États-Unis. La quantité de roche enlevée depuis les années 1950 sur la carrière de Lafarge est d’environ 70 millions de tonnes de roche. Des publications scientifiques ont montré que le fait d’enlever entre 10 millions et 100 millions de tonnes de roche dans des carrières de taille similaire, dans la région de Pittsburgh, aux États-Unis, provoquait une décompression du massif qui facilite le déclenchement d’un séisme."
"Le rôle de la carrière n'est pas négligeable, estime, lui aussi, le sismologue à l’Institut des sciences de la Terre de l’université de Grenoble, Florent Brenguier. Le fait d’extraire de la roche sur une zone relativement étendue a pu propager un effet d’allègement jusqu’à la faille située à un kilomètre de profondeur. Bien que l’origine du séisme soit naturelle, on peut imaginer que l’effet de la carrière a contribué à déclencher un séisme qui se serait éventuellement produit plus tard." Contactée, la préfecture de l’Ardèche n’a pas souhaité faire de commentaire.
LafargeHolcim France explique ne pas être "qualifiée pour approuver ou contester l’analyse du CNRS. La seule démarche que puisse entreprendre l'entreprise est de permettre à ces recherches de se poursuivre en sollicitant le BRGM [Bureau de recherches géologiques et minières], poursuit l’entreprise. À ce jour et à notre connaissance, aucun cas de tremblement de terre au monde n'a été rattaché à une activité de carrière similaire à la situation du Teil, c’est-à-dire une exploitation à ciel ouvert sans galeries souterraines." [Lire l’intégralité de la réponse de LafargeHolcim aux questions de la cellule investigation de Radio France]
"Il y a deux scénarios qui semblent se dégager, analyse le sismologue Christophe Voisin. Le premier, c’est que le tremblement de terre démarre sous la carrière et se propage vers le sud et le nord. Dans ce cas, il y aurait une grosse suspicion que la carrière ait eu un effet de déclenchement de ce tremblement de terre. Le deuxième scénario est construit sur une autre observation, plus lointaine : c’est celui d’un démarrage de la rupture dans la partie sud de la faille, avec une propagation du tremblement de terre vers la carrière. Dans ce scénario-là, la présence de la carrière n’aurait plus qu’un effet aggravant sur la propagation de ce tremblement de terre, non déclenchant."
Alors que les habitants tentent de retrouver une vie normale, sur le terrain, les analyses scientifiques se poursuivent. Les experts du CNRS devraient rendre leurs conclusions au printemps 2020.
Séisme de Strasbourg (Bas-Rhin) : un forage de géothermie sous surveillance
Le 12 novembre 2019, un séisme d’une magnitude de 3,1 sur l’échelle de Richter a été ressenti près de Strasbourg. Cette fois, c’est la géothermie profonde qui est potentiellement en cause. La géothermie consiste à récupérer la chaleur émise par la Terre pour se chauffer ou produire de l’électricité. Selon les spécialistes, la géothermie profonde à 5 000 mètres de profondeur est plus risquée que les autres. "À partir de ces profondeurs, on entre dans ce qu’on appelle la zone sismogénique naturelle, où peuvent se produire des tremblements de terre importants, explique Jean Schmittbuhl, directeur de recherche au CNRS à l’université de Strasbourg. Plus on va en profondeur, plus on augmente le risque."
"La géothermie profonde provoque de la microsismicité induite à des niveaux faibles, estime Xavier Arnoult, responsable de la géothermie à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) dans le Grand-Est. Notre but est justement d’essayer de la contrôler, de la surveiller et de pouvoir agir en conséquence." Un arrêté préfectoral prévoit l’arrêt immédiat de la géothermie profonde, dès qu’un séisme supérieur à 2 est détecté. C’est ce qui s’est passé le 12 novembre 2019.
Selon plusieurs sismologues, le site de Vendenheim-Reichstett exploité par la société Fonroche pourrait être à l’origine de ce séisme. Dans un rapport rendu le 20 novembre 2019, le groupe de travail de l’Institut national des sciences de l’univers (Insu) estime que le séisme du 12 novembre "est très probablement la conséquence mécanique" d’un "essaim" de sismicité provoqué cinq kilomètres plus au nord par l’activité géothermique de la société Fonroche.
"Plus d’une centaine de tremblements de terre d’une magnitude plus faible ont été enregistrés dans cette zone-là, relève Jean Schmittbuhl. Nous sommes maintenant sûrs que cela a démarré dans la nuit du 6 au 7 novembre pendant une période d’activité de tests hydrauliques sur le site de Fonroche. C’est un élément de coïncidence fort."
"Cette surpression d’eau a migré un peu plus loin, et c’est dans cet essaim sismique secondaire qu’est apparu un séisme un peu plus gros, ajoute Pascal Bernard de l’Institut de physique du globe de Paris. Il a probablement eu lieu sur une faille préexistante connectée à la zone où se situe le forage de Fonroche."
Du côté de la société Fonroche, on conteste totalement ce scénario. "Il s’agit d’un séisme naturel comme il y en a de temps en temps autour de Strasbourg, estime le directeur général de Fonroche géothermie, Jean-Philippe Soulé, également vice-président de l’Association française des professionnels de la géothermie. Les scientifiques qui se sont exprimés jusqu’ici avaient une lecture partielle des choses parce qu’ils n’ont pas eu accès aux données que nous avons fournies aux autorités. Une fois que ce sera fait, je pense qu’ils auront une vision plus complète des choses. Il n’y a pas de lien direct, il n’y a pas de chemin entre nos puits et l’évènement sismique de Strasbourg."
Les services de l’État ont été saisis – la Dreal, le BRGM et l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris). Ils doivent rendre leur rapport d’ici avril 2020. Le sort du site exploité par Fonroche est suspendu à leurs conclusions. "Si la géothermie profonde présente un risque tel pour l’homme et l’environnement qu’il faille l’arrêter, à ce moment-là; et bien il faudra l’arrêter, assure Jean-Luc Marx, préfet de la région Grand-Est au moment du séisme. L’enquête en cours devra montrer si, oui ou non, il y a un risque et de quelle ampleur. Mais il sera peut-être possible de poursuivre l’exploitation dans des conditions plus drastiques que précédemment."
En 2015, Fonroche avait dû retirer son projet de géothermie profonde sur le site du Port aux pétroles, dans le quartier de la Robertsau, à Strasbourg, à la suite de la mobilisation des habitants et à une enquête publique. "La géothermie profonde n’est pas au point, c’est une technique qu’on ne maitrise pas et qui présente de très gros dangers dans notre région", estime Jean-Daniel Braun, membre de l’Association de défense des intérêts de la Robertsau.
"La géothermie profonde est une chance pour notre territoire et pour l’Alsace, mais si cela devient une malchance, il faudra évidemment s’en séparer, estime Robert Hermann, le président de l’Eurométropole de Strasbourg. Mais s’il y a une possibilité d’avoir une géothermie sans les risques sismiques, alors nous avons là une ressource extrêmement importante qui nous permet d’aller vers une transition énergétique décarbonée. Elle pourrait aussi permettre à la France de disposer d’un stock de lithium pour ses besoins : nous aurions là une ressource rare qu’on ne serait pas obligé d’aller chercher dans des terres lointaines."
Car derrière l’exploitation de la géothermie, certains regardent également du côté du lithium. "Cela fait 20 ans que l’on sait qu’il y a du lithium dans l’eau géothermale, confirme Xavier Arnoult, de la Dreal Grand-Est. Avec le développement des voitures électriques et des batteries qui utilisent des quantités énormes de lithium, cela devient intéressant pour les exploitants. D’autant plus que, techniquement, il n’y a pas besoin de forer d’autres puits pour aller chercher ce lithium, les installations existantes suffisent."
Plusieurs permis de recherche ont déjà été déposés par les entreprises de géothermie en Alsace.
Gisement de gaz de Lacq (Pyrénées-Atlantiques) : le risque d’un séisme de magnitude 5 ?
L’extraction de gaz peut également provoquer des séismes. C’est le constat qu’ont fait plusieurs spécialistes qui se sont intéressés à cette activité sur le site industriel de Lacq (Pyrénées-Atlantiques). Lancé en 1957, ce site d’extraction de gaz a longtemps été un fleuron industriel français. Douze ans à peine après le début de son exploitation, en 1969, des tremblements de terre sont signalés. "On a vu apparaitre des séismes dans une zone où il n’y avait pas de sismicité auparavant, dans le bassin d’Aquitaine, constate Daniel Amorese, sismologue à l'université de Caen. Sur les cartes, il n’y avait qu’un seul point avec des séismes : c’était sur la zone de Lacq. Donc ça a été très clair pour les scientifiques, probablement aussi pour les industriels, mais ils n’ont pas tout de suite voulu l’admettre parce que ces séismes commençaient à affoler la population, même s’ils n’étaient pas très destructeurs."
Au fil du temps, les industriels ont voulu comprendre, en multipliant les collaborations avec des scientifiques. "On s’est aperçu que cette sismicité venait du champ de Lacq, qu’elle était très certainement due à la baisse de pression qu’on avait exercée dans le coussin de gaz, témoigne l’expert en mécanique des roches, Vincent Maury, qui a travaillé pour Elf-Aquitaine de 1981 à 2000. La force de support du coussin de gaz, un peu comme une chambre à air, se transmettait au solide, la terre, jusqu’au moment où elle ne pouvait plus encaisser ces très forts rééquilibrages de pression. Et du coup, cela provoquait des petits séismes."
Ces séismes, la plupart de très faible intensité mais pouvant parfois atteindre une magnitude 4, se sont poursuivis jusque dans les années 2000 alors que l’activité d’extraction de gaz était déclinante. "Le séisme de magnitude 4 qui s’est produit en 2016 nous a alertés, raconte Jean-Robert Grasso, physicien à l’Institut des sciences de la Terre à Grenoble. Nous avons essayé de comprendre pourquoi il apparaissait si tard. L’une des explications possibles, c’est que ce séisme soit lié à l’injection des eaux polluées par les industriels dans le sous-sol plutôt qu’à l’extraction du gaz."
"Ce phénomène est connu depuis les années 60, confirme Daniel Amorese, sismologue à l’université de Caen. Dans la région de Denver aux États-Unis, lorsqu’on a effectué les premières injections profondes d’eaux polluées à quatre kilomètres dans le sous-sol, il y a eu des séismes l’année suivante."
"Aux États-Unis, constate le sismologue Florent Brenguier, la région de l’Oklahoma, historiquement très calme au niveau des tremblements de terre, est devenue ces dix dernières années la région la plus sismique des États-Unis, plus même que la Californie avec sa fameuse faille de San Andreas. C’est à cause de l’activité industrielle pétrolière qui réinjecte des eaux usées à grande profondeur, sous pression. Cela déclenche des séismes sur des failles existantes mais qui n’avaient pas joué depuis des millénaires."
Selon une équipe de scientifiques menée par Jean-Robert Grasso, le risque d'un séisme d’importance en France existe bel et bien. Pendant quinze ans, il a travaillé en collaboration avec Elf-Aquitaine. Il a donc eu accès à de nombreuses données sur l’extraction de gaz mais aussi sur l’injection d’eaux usées. "Ce qui est intriguant et alarmant c’est que les volumes cumulés d’eaux polluées injectées à Lacq depuis les années 60 sous le réservoir de gaz sont du même ordre de grandeur que les volumes qui sont actuellement attribués aux grosses magnitudes déclenchées par ces mêmes types d’injections d’eaux polluées en Oklahoma, dans le nord du Canada ou en Chine, estime Jean-Robert Grasso. De notre point de vue, la conclusion majeure c’est qu’on peut attendre un séisme lié aux activités industrielles beaucoup plus gros à Lacq, de magnitude 5, que ce qu’on pensait jusqu’à maintenant. On change d’ordre de grandeur en terme de risque potentiel. La probabilité locale d’un séisme de magnitude 5 est beaucoup plus grande que ce qu’on avait envisagé jusqu’alors sur la base du seul rôle de l’extraction de gaz."
"Les volumes d’eau injectés à Lacq correspondent en gros à 10 millions de mètres cubes, ce qui correspond à un séisme de magnitude 5, si on compare à ce qui se passe ailleurs dans le monde, estime, lui aussi, Daniel Amorese. Sans faire de catastrophisme, on peut donc s’attendre à avoir un séisme de magnitude 5 dans la région de Lacq. Il s’agit d’un phénomène retard, parce qu’il y a un décalage entre le moment où se produisent ces injections dans le sous-sol et le séisme."
Contactée, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) en Nouvelle-Aquitaine répond qu’à ce stade, rien ne permet d’envisager un tel séisme : "Il n’y a pas d’élément prédictif dans les dossiers qui permette d’envisager cette hypothèse. Les géophysiciens de Geopetrol ou de Total sont les bons interlocuteurs sur le sujet", estime la Dreal. [Lire l’intégralité de la réponse de la Dreal Nouvelle-Aquitaine aux questions de la cellule investigation de Radio France sur le suivi de la sismicité du réservoir de Lacq.]
De son côté, la société Geopetrol qui a repris l’exploitation de Total (anciennement Elf Aquitaine) sur le site, nous fait la réponse suivante : "Les risques d'exposition de nos sites miniers, dont la sismicité, ont été analysés dans les études imposées par les pouvoirs publics : c’est-à-dire l’étude de dangers et le plan d’urgence interne (PUI). Si la réglementation venait à évoluer, nous nous y conformerions. Quant aux analyses des risques d’occurrence de séismes sur le territoire national et à leur niveau d’amplitude, il s’agit de points éminemment techniques qui relèvent d’études d’organismes scientifiques d’État."
Un compte-rendu du comité local de suivi des injections de Geopetrol est consultable sur le site de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques. [Lire l’intégralité de la réponse de Geopetrol aux questions de la cellule investigation de Radio France.]
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