"Les énergies décarbonées représentent 18% de la consommation énergétique mondiale", une part qui n'augmente pas assez vite selon François Gemenne
franceinfo : Cette semaine, on parle de la transition énergétique. Entre l’optimisme de la volonté et du pessimisme de la raison, vous êtes plutôt de quelle tendance ?
François Gemenne : Plutôt de la première, je me définirais comme volontariste, mais je crains que l’ambiance générale ne penche plutôt de l’autre côté.
Pourquoi dites-vous ça ?
La France est le pays du monde où les gens sont les plus pessimistes quant à nos chances de réussir la transition : un Français sur six pense qu’il est trop tard, qu’on n’y arrivera pas, que c’est inutile. C’est l’IPSOS qui le dit, à partir d’un sondage commandé par EDF dans 29 pays, publié en novembre dernier. Et ces Français trouveront des raisons de conforter leur pessimisme en regardant quantité de vidéos sur les réseaux sociaux qui nous mettent en garde contre l’épuisement des métaux nécessaires à la transition, mais aussi en lisant le dernier livre de l’historien Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition, dont l’éditeur a barré la couverture d’un bandeau rouge avec une sentence aussi définitive que celles que prononce Denis Brogniart dans Koh-Lanta : "La transition énergétique n’aura pas lieu".
Pourquoi cette assurance ? On est sûrs de ça ?
Jean-Baptiste Fressoz n’est – heureusement – pas aussi définitif dans son livre, mais sa démonstration historique est percutante : il montre que jamais, dans l’Histoire, une énergie n’en a remplacé une autre.
"Chaque fois qu’une nouvelle énergie a été découverte, elle s’est ajoutée à la précédente, mais elle ne l’a pas remplacée. Pire encore, elle a tiré à la hausse la consommation de l’énergie précédente."
François Gemennefranceinfo
Mais comment c’est possible, la nouvelle énergie devrait être plus efficace que la précédente ?
Évidemment, mais la nouvelle énergie permettait aussi d’augmenter la consommation énergétique globale et sa production mobilisait d’énormes ressources. Fressoz montre bien, par exemple, combien l’extraction du charbon dans les mines nécessitait d’énormes quantités de bois, alors que le charbon était censé remplacer le bois ! De la même manière, on pourrait pointer aujourd’hui que la production de panneaux solaires ou de batteries électriques nécessite l’extraction d’énormes quantités de minerais et de métaux.
Les énergies décarbonées ne commencent pas à remplacer les énergies fossiles ?
Pas vraiment, en fait. Il est certain que les énergies décarbonées, renouvelables ou nucléaires, ont le vent en poupe.
"En 2023, le niveau d’investissement dans ces énergies a encore augmenté et atteint un niveau record, avec 1 700 milliards de dollars – c’est très supérieur au niveau d’investissement dans les fossiles, qui se situe autour de 1 000 milliards de dollars."
François Gemennefranceinfo
Mais le problème, c’est que ces investissements sont aussi en augmentation. Et ça se traduit dans notre consommation d’énergie, nous consommons de plus en plus d’énergies décarbonées, mais aussi de plus en plus d’énergies fossiles. Les unes s’ajoutent aux autres.
Ce n’est pas très rassurant, ça signifie que ce qu’on a observé dans le passé continue à se vérifier dans le présent. Alors que nous sommes maintenant au courant du changement climatique et de la nécessité de sortir des énergies fossiles. C’est quand même une grosse différence avec le passé, non ?
Il y a quand même des signes encourageants. Dans certains pays, les énergies décarbonées sont parvenues à remplacer les énergies fossiles. Au Danemark, par exemple, la part des énergies décarbonées dans le mix énergétique a quintuplé en 20 ans, elle est passée de 8% au début des années 2000 à 43% aujourd’hui. Au Royaume-Uni, elle a plus que doublé, en passant de 10% au début du siècle à 25% aujourd’hui. Même en Chine, cette part a triplé en 20 ans, de 6 à 18%. Le problème, c’est que les énergies décarbonées sont loin de progresser au même rythme au niveau mondial. Les énergies décarbonnées représentent aujourd’hui 18% de la consommation énergétique mondiale : 14% pour les renouvelables et 4% pour le nucléaire.
"Les énergies fossiles représentent 82% de la consommation énergétique mondiale. Il y a 20 ans, c’était 86%. Ça baisse trop lentement."
François Gemennefranceinfo
Mais est-ce que ça sert vraiment à quelque chose d’accélérer le déploiement des énergies décarbonées, si elles ne se substituent pas aux fossiles?
Oui, absolument. Mais ça ne suffit pas. C’est pour ça qu’il faut impérativement parler aussi de sobriété énergétique : nous ne devons pas seulement augmenter notre production d’énergies décarbonées, nous devons aussi baisser notre consommation, pour pouvoir sortir des fossiles. L’accord de la COP28 ne dit pas autre chose. Et les énergies décarbonées sont aujourd’hui de plus en plus efficaces et compétitives, ce qui va beaucoup nous aider. Certains pays nous montrent déjà que c’est possible d’y arriver. C’est là, je crois, la limite de ce que peut nous enseigner l’histoire de l’énergie : dans le passé, quand nous introduisions une énergie nouvelle, nous n’avions pas vraiment de raison de nous débarrasser de l’énergie précédente, parce que l’urgence climatique n’était pas là. Il n’y avait aucun besoin de faire une transition, on pouvait ajouter les énergies les unes aux autres.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui nous savons que nous devons réaliser cette transition, nous n’avons pas d’autre choix. Nous savons que nous devons abandonner les énergies fossiles. Et ce n’est pas parce que ça n’est pas arrivé dans le passé que ça ne peut pas se produire dans l’avenir. Parce que désormais, nous savons que nous devons réaliser cette transition. Si nous attendons passivement que la transition se fasse toute seule, alors oui, sans doute, elle ne se fera jamais. Pour qu’elle se produise, nous devons le vouloir, nous devons le décider. Et c’est cela la grande différence avec le passé : nous ne devons pas attendre la transition, nous devons la faire advenir. Ce n’est pas d’une transition qu’il s’agit, en fait : c’est d’une transformation. Une transformation que nous devons décider.
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