Les objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre "sont très lointains" et ont "tendance à retarder la transition", estime François Gemenne

Tous les samedis on décrypte les enjeux du climat avec François Gemenne, professeur à HEC, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l'homme et membre du GIEC.
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La ville de Lyon sous la pollution, le 14 janvier 2024. (ROMAIN DOUCELIN / HANS LUCAS / AFP)

François Gemenne s'attaque à nos objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Plus précisément, la manière dont ces objectifs cadrent le débat sur la transition écologique. Ces objectifs sont des objectifs de moyen et de long terme : -55% d’émissions d’ici 2030, neutralité carbone en 2050, +2°C maximum d’ici 2100, et même si possible +1,5°. François Gemenne estime "que la manière dont ces objectifs sont formulés a tendance à retarder la transition".

franceinfo : Ces objectifs permettent de fixer un cap, non ?

François Gemenne : Évidemment. Mais le problème, c’est que ces objectifs sont très lointains. Et à mon avis ça pose trois problèmes. D’abord, ça pose un problème de crédibilité : ce ne sont pas celles et ceux qui fixent ces objectifs qui devront rendre des comptes. Quand les chefs d’État signent l’Accord de Paris en 2015 et s’engagent sur des objectifs de hausse maximale des températures en 2100, ils savent très bien qu’ils seront tous morts en 2100, et qu’il n'y a pas un député d’opposition qui viendra les titiller en 2099.

"Même quand on se fixe des objectifs pour 2030, on sait très bien que c’est quelqu'un d’autre qui sera au pouvoir, en 2030."

François Gemenne

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Et c’est pareil dans les entreprises, quand elles s’engagent à être neutres en carbone en 2050, qui sait si ces entreprises existeront encore en 2050 ? En tout cas, ce ne sera pas le même PDG, c’est certain.

C’est comme si on transférait la patate chaude au suivant, c’est ça ?

Je dirais même au successeur du suivant, mais c’est exactement ça, c’est une dilution de responsabilité. Et ce n’est que le premier problème. Un autre problème, c’est la procrastination. Quand je donne un devoir à faire à mes étudiants, leur première réaction, c’est toujours d’essayer de négocier avec moi une date de rendu la plus lointaine possible dans le temps. Et quand je suis réticent, ils arrivent toujours avec ce qu’ils pensent être un argument massue : "Mais Monsieur, comme ça on aura plus de temps pour travailler !" On a tous fait ça quand nous étions étudiants. Mais on savait tous aussi que ce devoir, on allait de toute façon le faire en dernière minute, le week-end avant la date de rendu.

C’est pareil avec nos objectifs à 2030, 2050 ou 2100, on s’imagine qu’on aura toujours le temps plus tard, et qu’il y a d’autres choses plus urgentes à régler d’abord. Des urgences qui peuvent être très légitimes, évidemment : des tensions sociales ou géopolitiques, l’inflation, etc. Mais notre problème, c’est que contrairement aux étudiants, on ne pourra pas rattraper le temps perdu, parce que le changement climatique, c’est un problème d’accumulation. Chaque année, nous envoyons environ 55 milliards de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et la grande majorité de ces gaz ont une durée de vie très longue dans l’atmosphère, et donc ils vont s’accumuler, et leur niveau de concentration va augmenter continuellement. Chaque année qui passe, chaque urgence qui passe devant l’urgence climatique, ce sont des milliards de tonnes de gaz à effet de serre supplémentaires dans l’atmosphère, qu’on aura bien du mal à récupérer. 

"Quand on se fixe des objectifs de long-terme, non seulement on va avoir tendance à procrastiner, mais on va aussi avoir tendance à dériver d'une trajectoire linéaire de baisse des émissions."

François Gemenne

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Que voulez-vous dire ?

On va se dire, par exemple, que si on veut baisser de 55% les émissions d’ici 2030, il faut faire -7% par an. Mais c’est trompeur, parce que ça dessine une trajectoire linéaire, alors que toutes les émissions ne sont pas aussi faciles à réduire les unes que les autres. Donc il faudrait idéalement réduire massivement les émissions dans les premières années, quitte à ce que les baisses soient moins importantes par la suite, parce que ce sont des émissions qui ne s’accumuleront pas dans l’atmosphère. Une trajectoire linéaire, paradoxalement, aura tendance à nous brider dans notre ambition.

La trajectoire, est-elle si importante que ça ?

C’est essentiel. Et c’est le dernier problème associé aux objectifs de long-terme, ça crée du découragement. Parfois, on a l’impression que ces objectifs sont hors d’atteinte, sont des Everest infranchissables, et ça conduit certains gouvernements, comme récemment le gouvernement écossais, à abandonner ces objectifs, parce qu’on pense qu’on n’y arrivera pas. 

"Le problème, c’est qu’on s’est fixé un horizon, mais qu’on ne s’est pas fixé un chemin, donc, plus on avance, plus l’horizon semble s’éloigner."

François Gemenne

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Alors que si on se fixait un chemin, une trajectoire, avec des objectifs beaucoup plus rapprochés, ça nous permettrait de corriger le tir si on dévie de l’objectif, et surtout ça nous permettrait de baliser notre action. Et ces balises, ce seraient autant de petites victoires auxquelles on pourrait s’accrocher, non seulement pour nous convaincre qu’on peut y arriver, mais aussi qu’on peut relever notre ambition. Et ça, au moment où on doute de plus en plus de la possibilité de réussir la transition, je pense qu’on en a vraiment grand besoin.

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