"Ce n'est pas que pour notre fille, c'est une mission de santé publique" : comment les familles de "bébés nés sans bras" se mobilisent dans le Morbihan
Franceinfo a rencontré des parents de ces enfants atteints de malformations aux bras ou aux mains dans ce département breton. Quatre familles ont écrit à la ministre de la Santé pour réclamer davantage de "transparence" sur l'enquête en cours dans cette affaire.
"Elle n'a pas envie qu'on touche à son petit bras." Comme toutes les petites filles de 5 ans et demi, Aliénor Bernard danse, apprend la musique, fait toutes les activités proposées à l'école... Sans avant-bras gauche. En langage médical, on dit "agénésie transverse des membres supérieurs" (ATMS). Pour faire du vélo et de la trottinette, elle a une prothèse. "Elle la met à l'abri des regards." Ses parents, Samuel et Tiphaine Bernard, cherchent à la préserver, malgré la médiatisation dont ils font l'objet depuis l'automne 2018. "Elle n'a pas été photographiée, ni interviewée."
Car Aliénor et ses parents vivent à Guidel, dans le Morbihan, où quatre enfants atteints d'agénésie sont nés sur une période (2011-2013) et un périmètre géographique restreints (5 229 hectares). L'agence sanitaire Santé publique France parle d'excès de cas et de "cluster" (agglomérat). Comment les expliquer ? On ne sait toujours pas. Alors, quand l'affaire est médiatisée, les plus folles rumeurs courent dans les rues de Guidel. L'information se transforme en "mystère" autour des "bébés nés sans bras". Une expression trompeuse : il ne s'agit en réalité plus de bébés, mais d'enfants, avec une malformation à l'un des deux bras ou l'une des deux mains.
Samuel et Tiphaine Bernard sont déterminés à en savoir plus sur la cause de l'agénésie de leur fille, ou au moins à tout faire pour tenter d'obtenir des réponses. C'est la raison pour laquelle ils ont rédigé, mardi 29 janvier, une lettre ouverte à la ministre de la Santé, avec les trois autres familles du "cluster" de Guidel. Elles veulent ainsi "manifester [leur] impatience et réaffirmer [leur] détermination" à obtenir des résultats, quatre mois après la polémique suscitée par la médiatisation de l'affaire.
On espère une enquête de terrain et de la transparence de la part des autorités sanitaires.
Samuel Bernard, père d'une petite fille née sans avant-bras gaucheà franceinfo
Le couple a aussi accepté de faire partie du comité d'orientation et d'information proposé par l'Anses et Santé publique France dans le cadre de cette nouvelle étude. "On a envie que cette enquête aille au bout des choses, que de nouvelles méthodes et investigations soient mises en œuvre", insiste Samuel Bernard.
"Ça sautait aux yeux que ce n'était pas normal"
"Je suis désolé, je crois qu'il n'y a pas de main" : c'est comme cela que le gynécologue a appris à Samuel et Tiphaine Bernard l'agénésie de leur fille, lors d'une échographie. Un "choc", mais le couple a quatre mois pour se préparer. Aliénor naît en avril 2013. A ce moment-là, Tiphaine Bernard sait déjà qu'elle n'est pas seule dans son cas à Guidel. "Mon médecin généraliste m'avait dit : 'j'ai une patiente qui vient d'avoir une petite fille avec une agénésie'."
Cette autre petite fille s'appelle Charlotte. Elle est née en juin 2012. Elle non plus n'a pas d'avant-bras gauche. "Exactement comme Aliénor", souligne, par téléphone, sa mère, Isabelle Taymans-Grassin, qui est médecin. Elle vit désormais en Belgique, mais a pris le temps de rencontrer les Bernard avant de quitter Guidel. "On a d'abord échangé des conseils, des tuyaux", relate Tiphaine Bernard. "Charlotte avait déjà une prothèse, on était contents d'avoir des informations pratiques sur le handicap", ajoute son mari.
Les questions sur les causes de l'agénésie surgissent plus tard, lorsqu'ils apprennent qu'il y a un troisième cas à Guidel. Léo, né en octobre 2011, n'a pas de main gauche, ni une partie de son avant-bras. Sa mère propose des sorties sur la page Facebook de l'Assedea, l'association de soutien aux familles d'enfants nés avec une malformation de membres. Les familles découvrent qu'elles habitent au même endroit. Elles se rencontrent. Le déclic vient en voyant Léo, Charlotte et Aliénor réunis : "Ça sautait aux yeux que ce n'était pas normal."
"On a pensé à l'eau, à l'air, aux sols..."
En septembre 2015, Isabelle Taymans-Grassin alerte le Registre des malformations congénitales en Bretagne. Florence Rouget, la directrice, également pédiatre, lui assure qu'elle va vérifier les données. Mais elle n'a pas les coordonnées des familles. "C'est moi qui leur ai demandé de se signaler. Pourtant on ne se connaissait pas trop à l'époque, c'était intrusif. Dès le départ, on nous a fait prendre un rôle qui n'est pas le nôtre", dénonce Isabelle Taymans-Grassin. Pourtant, elle prend à cœur ce rôle de lanceuse d'alerte, avec ses multiples casquettes : médecin, mère d'une fillette atteinte d'une ATMS, membre du conseil d'administration de l'Assedea...
A la suite de cette alerte, une enquête est lancée par la Cire Bretagne, délégation régionale de Santé publique France. En janvier 2016, Florence Rouget et un épidémiologiste, Bertrand Gagnière, rencontrent les trois familles de Guidel. Ils remplissent un questionnaire ensemble : 30 pages, avec des questions sur les médicaments pris pendant la grossesse, les aliments consommés, les travaux effectués, les produits ménagers et cosmétiques utilisés... "Pas facile de se souvenir de la marque de la crème anti-vergetures plus de quatre ans après l'avoir utilisée", pointe Isabelle Taymans-Grassin. Il y a aussi des questions sur les pesticides employés pour jardiner. "Je n'avais pas soupçonnné l'environnement avant", relève-t-elle. Depuis, elle s'interroge.
Si ce n'est pas un facteur extérieur qui est en cause, comment expliquer autrement cet excès de cas ? Qu'est-ce qui fait que c'est localisé dans le temps et l'espace ?
Isabelle Taymans-Grassin, mère d'une petite fille née sans avant-bras gaucheà franceinfo
"On a pensé à l'eau, à l'air, aux sols...", énumèrent Samuel et Tiphaine Bernard. Les possibilités sont multiples à Guidel, commune de 12 000 habitants répartis dans le centre-ville – la mairie, une église, deux crêperies et quelques commerces – et dans quatre hameaux. Il y a aussi la plage, qui attire les touristes et fait doubler le nombre de résidents l'été. Pour aller d'un bout à l'autre, il faut emprunter des petites routes à travers champs. Des parcelles aujourd'hui pointées du doigt, et les agriculteurs avec. Sont-ils pour autant responsables ? "On penche pour une cause environnementale, même si on a toujours gardé dans un coin de la tête une cause liée à l'environnement intérieur de la maison", détaille Samuel Bernard.
"On pensait qu'il y avait un travail en cours"
Pourtant l'enquête menée via les questionnaires n'a rien révélé de suspect dans les pratiques des femmes pendant leurs grossesses. "Ces investigations n'ont malheureusement pas permis d'identifier une exposition commune, qui pourrait être à l'origine de ces malformations graves", conclut le rapport de la Cire Bretagne. Isabelle Taymans-Grassin l'apprend au printemps 2016, quand elle rappelle la pédiatre Florence Rouget. "Elle m'a dit que les investigations de terrain seraient poursuivies", rapporte Isabelle Taymans-Grassin. "On pensait qu'il y avait un travail en cours", confient Samuel et Tiphaine Bernard, qui n'étaient donc pas inquiets. S'ils prennent connaissance de la conclusion du rapport, ils n'ont pas accès à l'étude en détail.
Jusqu'à fin septembre 2018, quand, subitement, tout s'accélère. Le Monde, puis "L'Œil du 20 heures" sur France 2, se penchent sur le rapport médical qui recense sept bébés nés sans bras ou sans main dans l'Ain. Une dizaine de jours après, Santé publique France organise une conférence de presse. "Cela nous est tombé dessus, les journalistes m'appelaient pour avoir une réaction alors que je ne savais même pas que le rapport était publié, ni quel était son contenu", explique Samuel Bernard. Lui et sa femme n'apprécient pas le manque de communication et de transparence. Le couple crie sa colère dans les médias.
"Il faudrait des investigations poussées"
A ce moment-là, Samuel et Tiphaine Bernard apprennent qu'il n'y a pas trois, mais quatre enfants atteints d'agénésie à Guidel. La petite Khady Dupire n'a que trois doigts à la main gauche. Ses parents l'ont appris à sa naissance, en mai 2012. "Quand son père a vu qu'il lui manquait deux doigts, il a regardé par terre, comme pour voir s'ils étaient tombés", se souvient sa maman, Soureya. Les deux premières années sont très dures : "Je faisais des cauchemars. Je mettais des moufles à Khady pour cacher sa main." Elle parvient à passer le cap grâce à un médecin qui la rassure.
C'est pourquoi elle reste partagée sur la médiatisation de l'affaire. "Ça réveille de mauvais souvenirs. Mais c'est pour la bonne cause, donc il faut le faire", soupire-t-elle. Soureya Dupire a refusé de participer au comité d'orientation et d'information proposé par l'Anses et Santé publique France. "Je n'attends rien d'eux et pour Khady ça ne changera rien." Elle a longtemps été persuadée que les produits phytosanitaires étaient en cause, quand son mari penchait plutôt pour des radiations. "Il faudrait des investigations poussées, mais vu le temps écoulé..." Néanmoins, elle communique avec les autres familles du "cluster" de Guidel et s'associe à toutes leurs démarches. Elle a, par exemple, signé la lettre ouverte adressée à la ministre de la Santé.
"Je ne lâcherai pas"
Quand la ville de Guidel s'est retrouvée sous le feu des projecteurs, son maire, lui, a choisi de proposer une concertation publique à l'Agence régionale de santé. "On l'a organisée ensemble", précise Jo Daniel. Finalement, décision est prise d'organiser, le 6 novembre 2018, deux réunions. L'une est publique, mais l'autre privée : les quatre familles du "cluster" de Guidel font face aux responsables de Santé publique France. "Nous, les autres, aux alentours, on n'existe pas !", s'indigne Aurélie Bingler, maman de Lola, une fillette de 7 ans née sans main droite. Elle habite à Calan, à une vingtaine de kilomètres de Guidel. Elle a décidé de se rendre de son propre chef à la réunion publique. "La colère montait, alors j'ai pris la parole", explique-t-elle.
En avril 2017, Aurélie Bingler avait répondu à un courrier de Santé publique France qui évoquait l'agénésie de sa fille et lui demandait simplement de confirmer son adresse. "Puis plus rien. Je n'avais pas rempli de questionnaire." Elle l'a finalement reçu fin 2018, un mois après la réunion de Guidel, et l'a rempli avec l'épidémiologiste au téléphone. Le 7 décembre dernier, Santé publique France a annoncé qu'elle intégrait à l'enquête huit autres cas de "bébés nés sans bras" dans le Morbihan. Aurélie Bingler en fait-elle partie ? Elle n'en sait rien. En attendant, elle échange régulièrement des messages avec Tiphaine Bernard et Isabelle Taymans-Grassin. Elle est déterminée à connaître la cause de l'agénésie de Lola : "Je ne lâcherai pas, sauf si ma fille me dit : 'j'en ai assez.' Mais je ne veux pas qu'elle me dise : 'tu as laissé tomber'."
"On se soutient dans ce qui est devenu un combat"
"On me dit parfois : 'si vous cherchez la cause, c'est parce que vous n'acceptez pas le handicap'", relève Isabelle Taymans-Grassin. "Mais ce n'est pas qu'un combat pour notre fille, c'est une mission de santé publique", argumente-t-elle. Alors elle non plus ne lâche rien.
On cherche des explications et des mots pour Charlotte, mais on veut aussi trouver pour d'autres enfants.
Isabelle Taymans-Grassinà franceinfo
Depuis novembre, Isabelle Taymans-Grassin échange avec des familles dans toute la France et les répertorie pour pallier l'absence de registre national des malformations. Elle envoie des courriers à Santé publique France et à la ministre de la Santé, soit signés avec les quatre familles de Guidel, soit pour le compte de l'Assedea. Elle a même posé une question à Agnès Buzyn le 15 janvier, sur France 5, pour savoir si de "réelles investigations de terrain" allaient être menées et comment. La réponse ne l'a pas satisfaite. Comme elle l'écrit avec les autres familles de Guidel dans la lettre ouverte à la ministre, elle lui reproche notamment de revenir "sur certaines causes – médicamenteuses et génétiques – qui ont déjà été écartées" par la première étude.
Samuel et Tiphaine Bernard sont sur la même longueur d'onde : "C'est le côté positif de cette affaire, on se soutient." Ils cherchent donc les moyens les plus efficaces de se faire entendre. Et même s'ils préfèrent ne pas trop en attendre, ils ont hâte d'assister à la première réunion du comité d'orientation et d'information, prévue en mars. "Car pour l'instant, les questions, on les pose dans notre salon, mais personne ne nous répond."
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