C'est quoi l'interstitium, présenté comme "le 80e organe" du corps humain ?
Des chercheurs américains affirment avoir identifié un nouvel organe, dont la connaissance pourrait permettre de mieux comprendre la propagation de certains cancers. Mais d'autres scientifiques se montrent sceptiques sur cette découverte.
Si c'était bien un organe, ce serait le plus étendu du corps humain, peut-être plus grand que la peau. Grâce à une nouvelle technique de microscopie, des chercheurs ont observé in vivo une structure composée de tissus et de liquide, qu'ils veulent considérer comme un organe à part entière. Dans leur étude publiée par la revue Scientific Reports (en anglais), mardi 27 mars, ils nomment ce réseau, qui se retrouve sous les muqueuses de plusieurs organes du corps humain, "l'interstitium". On vous explique de quoi il s'agit et pourquoi il vaut mieux être prudent avant de parler du "80e organe".
A quoi il ressemble, cet interstitium ?
Imaginez un très fin matelas souple, gorgé de liquide. L'interstitium, tel que décrit par les chercheurs, est composé de faisceaux de collagène, résistants et flexibles, dont les espaces forment des bulles remplies de fluide. Et cet interstitium se retrouverait presque partout dans le corps : dans les veines et les artères, les poumons, tout au long du système digestif, dans la vessie, sous la peau, entre les fibres des muscles.
Jusqu'à cette étude, on pensait que ces organes étaient chacun simplement entourés de tissu conjonctif dense et solide, sans connaître le détail de ce réseau complexe dont le liquide est une partie intégrante.
Et à quoi il sert ?
Ce fin matelas souple pourrait "agir comme un amortisseur, qui empêche les tissus de se déchirer quand les organes, les muscles et les vaisseaux pressent, pompent et pulsent dans leurs fonctions quotidiennes", explique un communiqué de la NYU School of Medicine (en anglais), attachée à l'étude.
Mais ce n'est pas tout. "Ce réseau récemment découvert est la principale source de lymphe", selon les chercheurs. La lymphe est un fluide indispensable au fonctionnement de notre système immunitaire, qui transporte les globules blancs vers les organes et en récupère les déchets. Le liquide qui se trouve dans l'interstitium est donc un liquide "pré-lymphatique", dont l'analyse pourrait servir d'outil de diagnostic.
Si "cette couche est une autoroute de fluide en mouvement", comme l'explique le communiqué, elle pourrait en outre "expliquer pourquoi les cancers qui l'envahissent ont plus de chance de se propager" à d'autres organes. La structure de l'interstitium étant un espace ouvert, et non une simple paroi, il peut "être facilement parcouru par des cellules tumorales invasives", ce qui pourrait expliquer "la forte augmentation de la probabilité de métastases". Mais le docteur Xiaoyin Jiang rappelle, dans un article de The Scientist (en anglais), que l'étude repose sur les prélèvements effectués sur seulement douze patients. Ces résultats appellent donc des recherches plus approfondies.
"Il est possible, en effet, que ce réseau, contribue à propager le cancer, mais je serais prudent avec cette affirmation", tempère le docteur Stéphane Vignes, chef du service de lymphologie de l'hôpital Cognacq-Jay, à Paris. "Beaucoup de facteurs peuvent expliquer cette propagation, à commencer par l'agressivité variable des cellules cancéreuses", précise-t-il à franceinfo.
Pourquoi on ne le voit que maintenant ?
Il a fallu que de nouvelles technologies de microscopie soient développées pour arriver à cette découverte. Jusqu'à récemment, pour examiner des tissus biologiques au microscope, il fallait les fixer sur des lames de verre. "Pour cela, il faut traiter l'échantillon coupé en tranches minces avec des produits chimiques et des colorants", explique Sciences et Avenir. Mais ce processus, qui permet de voir très nettement les structures solides, élimine tous les fluides. "Si l'on retire les fluides, le réseau de tissus s'écrase, comme les étages d'un bâtiment effondré", explique la NYU School of Medicine. Sur la lame, la structure ressemble donc simplement à un tissu solide.
C'est la technique de "l'endomicroscopie confocale", qui permet d'observer les cellules in vivo, et donc les tissus toujours irrigués de fluide. "Une fois que l'équipe a identifié ce nouvel espace dans les images des voies biliaires, elle les a vite repérées dans tout le corps", détaille le communiqué de la NYU School of Medicine. Surtout "là où les tissus se déplaçaient ou étaient comprimés de force".
Alors, c'est vraiment nouveau ?
En fait, c'est simplement la première fois qu'on l'observe aussi précisément. Car cet interstitium n'était pas un total inconnu. La structure a déjà été décrite dans plusieurs publications médicales, dans les années 1990, sous le nom, pas plus officiel, de "voies pré-lymphatiques". "On ne découvre pas totalement ce réseau, confirme Stéphane Vignes. C'est le fait de vouloir le qualifier d'organe qui est nouveau".
"On connaissait l'intersitium du poumon, du tube digestif, des voies urinaires… C'était des compartiments séparés (...) en fin de compte ils sont interconnectés", explique Valérie Pourcher, infectiologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Allodocteurs.
Interrogé par le Daily Beast (en anglais), Neil Theise, pathologiste qui a participé à l'étude, évoque par ailleurs l'interstitium comme une explication possible à l'efficacité, dans certains cas, de l'acupuncture (même si elle est souvent considérée comme un placebo). L'acupuncture repose sur le concept de "méridiens", en médecine traditionnelle chinoise, qui n'a jamais été validé par la communauté scientifique occidentale. Mais la description et la présence, dans tout le corps, de l'interstitium rappellent en effet ces "méridiens".
Et donc, est-ce que c'est un organe ou pas ?
C'est là que le doute subsiste. D'ailleurs, dans leur article, les chercheurs ne vont pas jusqu'à écrire le mot "organe". Neil Theise n'hésite pourtant pas à se vanter d'avoir découvert "le plus grand organe du corps humain", auprès du Daily Beast (en anglais).
Un organe, en anatomie, est a priori "un ensemble de tissus qui a une fonction propre", résume le docteur Stéphane Vignes. "Là, cela me semble un peu diffus", analyse le médecin. "Cette structure ne me paraît pas non plus greffable", ajoute-t-il. En outre, le spécialiste remarque qu'en français, l'interstitium est "l'autre nom du liquide intersticiel".
Après la fausse découverte du mésentère, en 2017, mieux vaut donc être prudent avec le mot "organe" et encore plus avec le compte du nombre d'organes dans le corps. Comme l'explique le magazine Discover (en anglais), le chiffre "peut changer drastiquement selon la définition que l'on retient et les scientifiques débattent encore de cette définition". "Si un os est un organe, en voilà déjà 206 de plus. Il n'y a pas deux anatomistes qui soient d'accord sur la définition", explique un professeur de médecine au magazine.
Mais cela n'a pas tellement d'importance. "Qu'on appelle le foie un organe ou pas, nous en avons besoin", explique Discover Magazine. Il en va de même pour l'interstitium.
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