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Ce que l'on sait de l'expérimentation non autorisée de traitements contre la tuberculose à l'IHU de Marseille

Article rédigé par franceinfo
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L'Institut hospitalo-universitaire, dirigée par Didier Raoult, est souspçonné d'avoir pratiqué des essais cliniques illégaux. (SERGE TENANI / HANS LUCAS)

Les équipes du professeur Didier Raoult sont soupçonnées d'avoir mené des essais cliniques illégaux qui ont provoqué de graves complications chez plusieurs patients. 

Des traitements administrés en toute illégalité et des patients mis en danger. Pendant plusieurs années, le professeur Didier Raoult, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection de Marseille, est soupçonné d'avoir mené avec ses équipes des essais cliniques de médicaments contre la tuberculose en dehors de tout cadre légal. C'est ce qu'a révélé Mediapart (article abonnés), vendredi 22 octobre.

L'Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM), qui n'a jamais donné son accord et a même émis "des réserves" sur ce protocole de recherche en 2019, a saisi le parquet de Marseille, mardi 26 octobre, pour ces faits confirmés mercredi par l'Assistance publique des hôpitaux de Marseille (AP-HM).

La justice a ouvert jeudi une évaluation des essais cliniques non déclarés par Didier Raoult. L'infectiologue, qui s'est notamment fait connaître du grand public depuis un an et demi en prônant l'usage de l'hydroxychloroquine comme traitement contre le Covid-19, a de son côté affirmé sur Twitter qu'il n'y avait "pas de recherche sur le traitement de la tuberculose" au sein de son pôle. Franceinfo vous résume ce que l'on sait de cette affaire.

L'IHU a testé des traitements contre la tuberculose sans autorisation

L'affaire a donc été révélée par Mediapart la semaine passée. Ce sont des membres de l'IHU eux-mêmes qui ont alerté le site d'investigation à propos d'une "expérimentation sauvage menée contre la tuberculose au sein de l'institut, initiée par son directeur, Didier Raoult, et son adjoint, Michel Drancourt".

Mediapart a eu accès à des échanges de mails et des comptes-rendus d'hospitalisations qui révèlent, selon le site d'investigation, que "depuis au moins 2017 et jusqu'en mars 2021 l'IHU a prescrit, malgré les refus de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), une combinaison de quatre médicaments, dont l'efficacité dans le traitement de la tuberculose n'a jamais été démontrée, ni même évaluée, et qui pouvait même être toxique."

Parmi ces quatre médicaments, deux, la minocycline et la sulfadiazine, ne figurent pas dans la liste des antibiotiques recommandés par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour traiter la tuberculose. "Ne pas appliquer les recommandations internationales représente une perte de chance pour les patients", a précisé auprès de Mediapart le professeur Vincent Jarlier, ancien directeur du centre national de référence de la tuberculose à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

Chaque année, la tuberculose tue 1,4 million de personnes dans le monde. En France, où la vaccination BCG est obligatoire chez les enfants scolarisés, 75 cas de tuberculose dite "multirésistante" ont été déclarés en 2019, selon Santé publique France. L'association des quatre antibiotiques recommandés par l'OMS permet actuellement de "guérir 95% des patients tout en en limitant les effets indésirables", assure Vincent Jarlier.

Des complications graves chez plusieurs patients

Le traitement dure en général six mois. Mais dans le cas d'une tuberculose multirésistante, "le traitement est lourd et long, de neuf à vingt-quatre mois, et nécessite de vérifier quels antibiotiques peuvent être actifs", explique Vincent Jarlier à Mediapart. C'est pourquoi le professeur Didier Raoult voulait "trouver dans d'anciens antibiotiques un traitement efficace en essayant de réduire drastiquement le temps de prise en charge des patients", analyse pour le site d'investigation une des sources au sein de l'IHU. Mais pour cela, "Didier Raoult utilise des patients, précaires et souvent étrangers, comme des cobayes. C'est inhumain", ajoute-t-elle.

En France, les trois catégories de population qui sont particulièrement affectées par la tuberculose, à savoir "les personnes sans domicile fixe, les personnes nées hors du territoire et les personnes détenues", selon Santé publique France, ne bénéficient pas de conditions de vie propice à gérer un traitement sur le long terme. D'où l'axe des recherches actuelles, menées notamment à l'Institut Pasteur, pour réduire le temps de traitement.  

Selon les propos rapportés par Médiapart, "plusieurs patients, dont un mineur de 17 ans, ont eu de graves complications médicales provoquées par ce traitement" administré en dehors du protocole autorisé. Parmi lesquels, deux ont fini "en urgence au bloc opératoire pour des complications rénales", assure une des sources de l'IHU à Mediapart.

L'ANSM avait refusé la demande et a saisi la justice

Ces essais de traitements contre la tuberculose menés par l'équipe du professeur Didier Raoult l'ont été sans l'autorisation de l'ANSM, qui doit donner son aval à toute recherche impliquant des êtres humains. L'autorité du médicament en France a confirmé à Mediapart que certaines études n'ont pas été conduites "conformément à la législation encadrant les recherches impliquant la personne humaine".

De son côté, l'Assistance publique des hôpitaux de Marseille (AP-HM), dont dépend l'IHU, a mené une enquête interne face à la "gravité potentielle des faits relatés". Sa porte-parole a expliqué mercredi à l'AFP qu'un "protocole de recherche sur cette combinaison d'antibiotiques avait bien été déposé" auprès de l'ANSM le 6 août 2019. Cette demande d'autorisation pour pratiquer un "traitement court de la tuberculose pulmonaire" a été refusé un mois plus tard, le 12 septembre 2019, par l'agence française du médicament, car "les données [fournies] ne permettent pas en l'état actuel des connaissances scientifiques de passer à un essai humain directement".

L'autorité du médicament écrit en outre, en réponse à la demande de l'IHU, qu'"aucun argumentaire scientifique n'est apporté sur le choix des molécules, l'association, la posologie et la durée du traitement envisagée". Or, "en l'absence d'essai ouvert et malgré les réserves émises par l'ANSM, l'IHU Méditerranée a continué à délivrer ces traitements", a affirmé la porte-parole de l'AP-HM à l'AFP. L'ANSM assure avoir été "alertée en mai 2021 sur de possibles manquements de l'IHU de Marseille" quant au respect de la réglementation sur les essais de ce type. Elle a annoncé mercredi qu'elle allait "diligenter une inspection" au sein de l'IHU Mediterranée. Elle a également saisi la justice pour ces faits.

La procureure de Marseille, Dominique Laurens, a fait savoir jeudi que le signalement de l'ANSM et les pièces qui l'accompagnent "font l'objet d'une première évaluation par le parquet de Marseille pour appréciation des suites à donner".

Le parquet décidera ensuite s'il ouvre une enquête préliminaire. Selon le Code de la santé publique, tout médecin ayant commis une infraction en prescrivant un traitement dans le cadre d'un essai non autorisé avec des risques de complications est passible d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Il s'expose également à des sanctions du Conseil de l'ordre, pouvant aller jusqu'à la radiation.  

Didier Raoult parle de "tempête dans un verre d'eau"

Contactés par Médiapart, le directeur de l'IHU, Didier Raoult, son adjoint, Michel Drancourt, le chef de pôle des maladies infectieuses, Philippe Brouqui, ainsi que l'infectiologue Philippe Parola, n'ont pas donné suite. Didier Raoult, qui est à la retraite depuis fin août mais toujours directeur de l'IHU en attendant un successeura cependant réagi sur Twitter lundi 25 octobre. "Concernant le traitement de la tuberculose : le pôle maladie infectieuses et tropicales communiquera prochainement sur l'ensemble des données. Les dernières 'révélations' sont une tempête dans un verre d'eau", a-t-il écrit. Avant d'ajouter, trois jours plus tard : "Que cela soit clair : il n'y a pas de recherche sur le traitement de la tuberculose au sein du pôle maladies infectieuses et tropicales de l'AP-HM hébergé par l'IHU de Marseille."

D'autres révélations autour des études de l'IHU Mediterranée

Cette affaire révélée par Mediapart vient corroborer une enquête de L'Express (article abonnés) publiée le 6 octobre. L'hebdomadaire y recensait quelque "250 études problématiques" qui ne présentent "aucune trace d'autorisation". Ces études, qui se sont déroulées entre 2013 et 2019, auraient notamment été menées "au mépris de l'éthique scientifique" sur "des mineurs, des sans-abri ou encore des étudiantes de l'université Aix-Marseille qui ont subi des prélèvements vaginaux", révèle L'Express. Selon le journal, l'ANSM a assuré que "des investigations et vérifications sur de possibles manquements de l'IHU de Marseille à la réglementation des essais cliniques sont toujours en cours" et que "des compléments ont été demandés" après la publication de l'enquête de l'hebdomadaire au début du mois. 

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