"Je tirais mon lait dans les toilettes" : la difficile mise en place du droit d'allaiter au travail
Contrairement au congé maternité, la législation protégeant les salariées qui allaitent est peu connue. À l'occasion de la semaine mondiale de l'allaitement en France, franceinfo fait le point sur le cadre juridique et sur la réalité des pratiques en entreprise.
Revenir de congé maternité tout en commençant un nouvel emploi, ce n'est pas forcément rassurant. Ajouter à cela le souhait de continuer à allaiter son enfant et vous aurez peut-être une idée de '"l'appréhension" qu'a ressentie Anaëlle lorsqu'elle a repris le travail dans une banque de plus de 500 salariés, près de Montpellier. Au départ, la situation se présente bien : en accord avec son employeur ses journées de travail sont raccourcies d'une heure pour lui permettre de récupérer plus tôt son fils.
"harcelée par un agent de ménage"
Mais pour maintenir la production de lait, il faut la stimuler régulièrement. Anaëlle doit aussi faire des stocks de lait maternel afin que son bébé - gardé par une assistante maternelle - puisse être nourri lorsqu'elle s'absente. Elle n'a donc d'autre choix que de tirer son lait au sein même de l'entreprise. Son bureau au cœur de l'open space n'étant pas adapté, aucune salle n'étant mise à disposition des employées allaitantes, il ne reste que les WC : "Pendant la pause repas, je mangeais en dix minutes et je partais tirer mon lait trois-quart d'heure dans les toilettes", se souvient-elle.
Anaëlle épuise ses biceps en pressant son tire-lait manuel (une sorte de pompe reliée à un réservoir et que l'on place sur le téton pour aspirer le lait), faute de prise électrique, tout en étant "harcelée par un agent de ménage qui estimait [qu'elle] passait trop de temps dans les toilettes". Son entreprise n'ayant pas de réfrigérateur, elle a également dû s'equiper d'une glacière lui permettant de conserver les biberons jusqu'à la fin de sa journée de travail.
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Selon le code du travail, l'employeur d'Anaëlle aurait dû aménager un espace dédié à l'allaitement. "Une entreprise, dès lors qu'elle a plus de 100 salariés doit obligatoirement prévoir un local d'allaitement, dans son établissement ou à proximité", rappelle Maître Nathalie Lailler, avocate en droit social au barreau de Caen, alors que se tient la semaine mondiale de l'allaitement (SMAM) en France, du 17 au 23 octobre. Adopté en août 1917, cette disposition avait été rédigée principalement pour permettre aux ouvrières d'allaiter leur enfant à l'usine. Aujourd'hui, la plupart des salariées allaitantes préfèrent tirer leur lait.
Une heure dédiée à l'allaitement par jour
Quelle que soit la taille de l'entreprise à laquelle elles appartiennent, "les femmes qui allaitent leur enfant, explique Maître Lailler, peuvent bénéficier pendant une année, à compter de la naissance de l'enfant, d'un temps pour allaiter qui est d'une heure par jour durant les heures de travail, et ce temps peut être réparti en deux demi heures, la première dans la matinée et la seconde dans l'après-midi." Si ces pauses sont un droit – pour les salariés du privé comme du public – le code du travail ne prévoit pas en revanche qu'elles soient rémunérées.
Cela n'a pas empêché plusieurs branches professionnelles de mettre en place un cadre plus favorable aux salariées qui allaitent. Les conventions collectives du secteur de la fabrication pharmaceutique ou du négoce des matériaux de construction, par exemple, imposent le paiement de l'heure d'allaitement. D'autres règlements, comme chez Air France, permettent d'aménager les plannings et d'affecter les hôtesses de l'air allaitantes à des postes au sol.
Jusqu'à 3 000 euros d'amende
Mais entre le cadre réglementaire ou légal et la réalité du quotidien en entreprise, il y a parfois un fossé. Marie-Xavier Laporte, diététicienne, consultante en lactation à Lyon et membre de l'association Information pour l'allaitement (IPA) parle d'une "hostilité" ressentie par de nombreuses salariées allaitantes : "Il y a toujours des tâches à faire au moment ou elles vont tirer leur lait. Le téléphone sonne, personne pour répondre... C'est assez stressant de tirer son lait sur son lieu de travail, s'il n'y a pas un espace sécurisé ou fermé". Marie-Xavier Laporte cite aussi le cas d'une salariée d'un hôpital qui perdait une demi heure pour se rendre dans le local d'allaitement, très éloigné de son service. Dans certains cas, plus rares, ajoute l'ancienne infirmière, les employeurs refusent tout simplement d'aménager espace et temps de travail.
Que risquent les entreprises qui ne respectent pas la loi en matière d'allaitement ? "D'une part, une contravention de cinquième classe, répond Maître Nathalie Lailler, soit 1 500 euros d’amende par salariée concernée et à 3 000 euros par salariée concernée en cas de récidive, ce qui n'est pas rien quand même. D'autre part, poursuit l'avocate, la salariée peut engager une action prud'homale pour discrimination liée à la maternité et demander des dommages et intérêts, voire plus. Dès lors qu'on est dans la discrimination, c'est une faute grave de l'employeur et on peut même aller jusqu'à demander la rupture du contrat".
Bataille pour un local chez Ikea
Selon l'avocate, les poursuites pour non respect du droit d'allaiter sont très rares. L'affaire la plus connue concerne Ikea. En 2018, la CGT et Force ouvrière avaient saisi le tribunal de grande instance de Versailles après le refus par l'entreprise d'ameublement d'organiser des négociations pour la mise en place de salles d'allaitement. Malgré l'échec de la procédure – la justice a rappelé que seul un inspecteur du travail était habilité à mettre en demeure Ikea – la direction a tout de même accepté de signer un accord. Depuis septembre 2020, toutes les salariées du groupe en France doivent bénéficier d'un local dédié et d'une heure quotidienne rémunérée pour allaiter.
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— IPA Allaitement (@IPA_Allaitement) May 16, 2022
Le monde de l'entreprise a encore de gros progrès à faire, estime Marie-Xavier Laporte, mais la consultante en lactation, qui est parfois sollicitée par des patrons tient à souligner l'effort "extraordinaire" de certains d'entre eux. La gérante d'un salon de coiffure qui transforme sa "très grosse bagnole" tout confort en salle d'allaitement pour ses employées. Ou ces salariés de PME qui coupent les téléphones avant de partir déjeuner pour "laisser tranquilles", leurs collègues qui tiraient leur lait.
Anaëlle, elle, a fini par démissionner avant la naissance de son deuxième enfant. En septembre dernier, elle a trouvé un nouvel emploi "à 100% en télétravail". Elle tire son lait "près d'un lavabo", avec un tire-lait électrique et surtout... Loin des toilettes.
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