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"Ceci pourrait être mon dernier texte" : pendant l'épidémie de Covid-19, les lanceurs d'alerte disparaissent les uns après les autres

Depuis le début de l'épidémie, plusieurs journalistes indépendants, dissidents politiques et lanceurs d'alerte ont été interpellés. Beaucoup ont été assignés à résidence ou placés en quarantaine forcée.

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Les portraits (de gauche à droite) de Chen Qiushi, Xu Zhangrun, Xu Zhiyong, Li Qiaochu et Fang Bin, affichés à Hong Kong, le 19 février 2020. (ISAAC LAWRENCE / AFP)

Fang Bin n'a plus donné signe de vie depuis 15 jours. L'homme d'affaires chinois, reconverti en journaliste indépendant pour couvrir l'épidémie de Covid-19 à Wuhan, a disparu des radars, le 9 février. La télévision publique hongkongaise RTHK (en chinois) croit savoir qu'il a été interpellé chez lui. Des pompiers auraient fracturé sa porte pour ouvrir le passage à des policiers en civil, détaille la chaîne. "Fang Bin a révélé la réalité de l'épidémie que le gouvernement voulait taire, accuse un de ses proches, interrogé par franceinfo. Il s'est battu pour la vérité. Les autorités n'ont pas accepté qu'un homme les défie de la sorte."

Pour rassurer les Chinois et le reste du monde sur sa gestion de l'épidémie, le régime s'est engagé dans une bataille de l'information. Lors d'un discours prononcé le 3 février – publié douze jours plus tard par l'agence de presse chinoise –, Xi Jinping a proclamé "une guerre populaire" qui doit s'appuyer sur la "stabilité sociale". Le président chinois a promis de "sévir contre ceux qui profitent de l'épidémie pour lancer des rumeurs".

Cette déclaration s'est traduite par une explosion de la censure sur les réseaux sociaux et l'interpellation quasi systématique de ceux qui tentent de la braver. Le cas le plus emblématique est celui du médecin Li Wenliang, le lanceur d'alerte qui a révélé au monde l'existence de l'épidémie quand les autorités locales tentaient encore d'en dissimuler l'ampleur. Avant de succomber à la maladie, contractée dans l'hôpital où il travaillait, il avait été interpellé et forcé à signer un procès-verbal dans lequel il avouait avoir "perturbé l'ordre social" en colportant des "rumeurs".

Interpellation filmée

Avant de disparaître, Fang Bin a lui aussi été accusé par les autorités chinoises de répandre des "fausses informations". En cause : une vidéo postée sur YouTube – dont l'accès est bloqué en Chine – le 1er février. Sur les images filmées dans un hôpital de Wuhan, on voit le reporter compter les corps disposés dans des sacs mortuaires, à l'intérieur d'une camionnette. On suit Fang Bin dans les couloirs de l'hôpital, où il rencontre un homme en sanglots. "C'est mon père", gémit ce dernier, prostré devant la dépouille d'un homme âgé que les médecins n'ont pas pu ranimer. Bouleversante, la séquence suscite une vague d'émotions sur les réseaux sociaux.



Quelques heures après la mise en ligne de ces images, le journaliste citoyen reçoit la visite des autorités chez lui. "Qui êtes-vous ?", demande Fang Bin aux hommes équipés de masques et de combinaisons postés derrière sa porte, tout en filmant la scène. "Vous vous êtes rendu dans un lieu très dangereux. Vous auriez pu être infecté" par le virus, martèlent-ils. "Ma température est normale !", réplique le journaliste, exigeant qu'on lui montre un mandat d'inspection. Les hommes masqués finissent par interpeller Fang Bin, hors caméra.

Ce n'est pas une première pour l'homme d'affaires. Avant de couvrir l'épidémie de coronavirus à Wuhan, Fang Bin s'était déjà engagé contre le gouvernement chinois : "Il a milité pour la défense des pratiquants du Falun Gong [un mouvement spirituel réprimé en Chine] et est venu en aide à des activistes détenus par le gouvernement, raconte son ami. Par le passé, Fang Bin a déjà été détenu par les autorités pendant plusieurs mois."

Il connaît les méthodes de la police, c'est pour ça qu'il a filmé l'interpellation. Le gouvernement est sous pression, car Fang Bin a l'opinion publique avec lui.

Un ami de Fang Bin

à franceinfo

A sa libération, le lendemain, il raconte son interrogatoire au Los Angeles Times (en anglais). D'après son récit, les hommes qui ont frappé à sa porte n'étaient pas des médecins, mais bien des policiers, qui l'ont accusé de recevoir de l'argent d'organisations étrangères pour faire ses vidéos. Son matériel électronique a été confisqué et Fang Bin sommé d'arrêter de "répandre la panique". Fang Bin continue de mettre en ligne des vidéos. Jusqu'à sa disparition, le 9 février.

"Devant moi il y a le virus, derrière moi le pouvoir"

Chen Qiushi n'a plus donné de nouvelles à ses proches depuis le 6 février. L'avocat de formation de 34 ans, est journaliste indépendant depuis 2019, quand il s'est rendu à Hong Kong pour documenter les manifestations pro-démocratie. Fin janvier, il parvient à se rendre à Wuhan, juste avant le placement de la ville en quarantaine. Avec son smartphone monté sur une perche à selfie, il se rend dans les hôpitaux et filme les conditions de prise en charge des patients, le manque de masques et de matériel de dépistage.

L'exercice est périlleux : en Chine, les reporters doivent disposer d'un certificat officiel, délivré aux seuls journalistes qui travaillent pour des titres de presse autorisés. "Ces journalistes indépendants devraient être encouragés et protégés pour produire de l'information accessible à tous, mais le gouvernement leur impose une censure stricte", regrette Renee Xia, directrice de l'ONG Chinese Human Rights Defenders (CHRD), basée à Washington. Banni des réseaux sociaux chinois, Chen Qiushi contourne la censure grâce à un VPN (un logiciel qui permet de modifier sa géolocalisation) pour poster ses vidéos sur Twitter et YouTube. "C'est un homme très courageux", affirme un de ses amis qui milite en ligne pour sa libération.

Malgré les risques, il estime que son devoir de journaliste consiste à foncer en première ligne dès qu'il se passe un événement, pour voir et témoigner de la vérité.

Un proche de Chen Qiushi

à franceinfo

A Wuhan, Chen Qiushi se sent rapidement menacé. "J'ai peur. Devant moi, il y a le virus et derrière moi, il y a le pouvoir chinois. Aussi longtemps que je serai dans cette ville, je continuerai à témoigner", lance-t-il, au bord des larmes, dans une vidéo publiée le 30 janvier. "Je vais être direct : Je vous emmerde ! Je n'ai pas peur de la mort. Vous pensez vraiment que j'ai peur de vous, le Parti communiste ?"

Conscient des risques, son entourage correspondait très régulièrement avec lui pour s'assurer qu'il était en sécurité. Lorsqu'il ne répond plus, des amis se rendent dans son appartement mais trouvent porte close, comme l'explique dans une vidéo Xu Xiaodong, un champion de MMA qui gravite autour du journaliste.

Inquiète, sa mère lance un appel à l'aide sur les réseaux sociaux. Elle est finalement contactée par les autorités, qui lui annoncent que son fils a été placé en quarantaine pour raisons médicales. Pour ses proches, le motif de sa disparition est autre. "Je lui ai parlé juste avant et il était en bonne santé, ils veulent juste le faire taire", accuse son ami. Sa quarantaine devait prendre fin le 19 février, mais le trentenaire n'a toujours pas donné signe de vie.

"Résistez, citoyens !"

Difficile de savoir combien de Chinois ont, comme eux, disparu. Contrairement à Chen Qiushi et Fang Bin, de nombreux lanceurs d'alerte et critiques du pouvoir ont été arrêtés sans attirer l'attention des médias occidentaux. C'est le cas de l'ancien prisonnier politique Ren Ziyuan, interpellé le 13 février pour avoir critiqué en ligne la gestion de l'épidémie par le pouvoir chinois. Xu Zhiyong, autre figure de la contestation chinoise, a quant à lui été arrêté le 15 février.

Selon un décompte de CHRD, en date du 7 février (et qui n'a pas pu être actualisé depuis), 351 personnes ont été "punies" pour "propagation de fausses rumeurs" sur le coronavirus. "Beaucoup de ces affaires ont donné lieu à des détentions administratives allant de trois à quinze jours", explique Renee Xia, la directrice de CHRD.

Nombreuses sont les personnes qui, après avoir posté des messages critiques sur internet, ont été emmenées au poste de police, où elles ont été questionnées, intimidées ou assignées à résidence sous prétexte d'une mise en quarantaine.

Renee Xia, directrice de CHRD

à franceinfo

Le juriste Xu Zhangrun, un des rares intellectuels à avoir remis en cause publiquement la politique de Xi Jinping, en a fait les frais. D'après le Guardian (en anglais), l'universitaire a été privé de ses moyens de télécommunication à son retour à Pékin, après un séjour dans sa province natale. "Il a été confiné chez lui au prétexte qu'il devait être placé en quarantaine", a affirmé un témoin au journal britannique.

Mesure sanitaire ou tentative de musellement ? Deux semaines avant d'être assigné à résidence, Xu Zhangrun avait publié un essai passionné (en anglais) sur la gestion de l'épidémie, dans lequel il dénonçait un "régime corrompu" ayant favorisé "l'inefficacité et le chaos ". Conscient des risques encourus, il concluait ainsi son texte : "Il est maintenant facile de prévoir que je vais faire l'objet de nouvelles sanctions. En fait, ceci pourrait bien être mon dernier texte."

Une prémonition partagée par Fang Bin. Juste avant de disparaître, le journaliste indépendant a publié sur sa page YouTube une étrange vidéo de 13 secondes. On n'y voit rien d'autre qu'un message inscrit sur une feuille de papier : "Résistez, citoyens ! Reprenez le pouvoir au gouvernement et rendez-le au peuple".

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