Covid-19 : en quoi consiste le "tri des patients" redouté en Ile-de-France ?
Des directeurs médicaux de crise de l'AP-HP ont mis en garde, dans un texte publié dimanche 28 mars, contre le risque de devoir refuser certains patients en réanimation en raison du manque de lits.
C'est une phrase glaçante et un cri d'alarme. En cas de saturation des services de réanimation en Ile-de-France, "nous serons contraints de faire un tri des patients", avertissent 41 directeurs médicaux de crise de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) dans une tribune publiée dimanche 28 mars, dans Le Journal du dimanche (article abonnés). Les signataires s'attendent à ce que "cette situation de médecine de catastrophe" intervienne d'ici une quinzaine de jours, soit avant la mi-avril.
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"Ce tri concernera tous les patients, Covid et non-Covid, en particulier pour l'accès des patients adultes aux soins critiques", précisent les médecins, qui affirment n'avoir "jamais connu une telle situation, même pendant les pires attentats subis ces dernières années".
Fin octobre, pour justifier le reconfinement, Emmanuel Macron avait jugé "inacceptable" la perspective de voir des médecins devoir "choisir, ici entre un patient atteint du Covid et une personne victime d'un accident de la route, là entre deux malades du Covid". Voici ce qu'il faut savoir sur ce "tri".
La sélection des patients, une pratique courante
"En réanimation, notre métier consiste, depuis toujours, à choisir quel malade va en bénéficier ou pas", explique à franceinfo Anne Geffroy-Wernet, présidente du Syndicat des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi (SNPHARE). Elle précise qu'il s'agit de "sélection positive, dans l'intérêt du patient". Ainsi, "un jeune de 20 ans qui a des chances de survie minimes après un grave accident de moto a beaucoup à gagner en réanimation s'il s'en sort. A l'inverse, un patient de 110 ans avec un cancer métastasé et une démence ne tirera aucun bénéfice d'un passage en réanimation."
En effet, une hospitalisation en soins intensifs n'est pas anodine et peut, dans certains cas, s'apparenter à une forme d'acharnement. "Lui mettre un tuyau, l'endormir, ça ne va être que de la souffrance, finalement, pour rien", expliquait ainsi une urgentiste à France 2, en avril dernier, à Colmar (Haut-Rhin), au sujet d'un octogénaire en détresse respiratoire, avec de lourds antécédents médicaux. Décision avait alors été précise, de manière collégiale, de ne pas le placer en réanimation.
Il faut, selon la loi, deux médecins pour prendre une telle décision : "un médecin réanimateur et une personne qui n'est pas directement en contact avec le service de réanimation", comme un urgentiste ou un médecin traitant, expliquait Lila Bouadma, réanimatrice à l'hôpital parisien Bichat, en mars 2020, à franceinfo. "Nous faisons toujours appel à quelqu'un d'extérieur, pour que la décision ne repose pas sur une seule équipe", soulignait-elle.
Le tri contraint des patients, une perspective redoutée
La question du tri devient problématique lorsque la décision ne repose plus sur le seul intérêt du patient, mais sur des contraintes matérielles. La décision consiste, "lorsqu'il ne reste qu'un seul lit de réanimation disponible, mais que deux patients peuvent en bénéficier, à décider lequel sera admis (et survivra peut-être) et lequel ne sera pas admis (et mourra assez probablement)", s'inquiète un collectif de neuf réanimateurs de l'AP-HP, dans une autre tribune, publiée dimanche sur le site du Monde (articles abonnés).
Pour ces médecins, "restreindre l'accès à la réanimation à des patients qui auraient pu en bénéficier" est un choix "très éloigné des règles élémentaires de l'éthique". Depuis un an, des recommandations ont été émises par l'Agence régionale de santé d'Ile-de-France, par la Société française d'anesthésie-réanimation et le Service de santé des armées, par la Conférence nationale de santé (PDF) ou encore par le Comité consultatif national d'éthique (PDF). Selon le collectif, elles "suggèrent à demi-mot de privilégier, entre deux patients, celui auquel la réanimation fera gagner le plus d'années de vie en bonne santé".
Un tel tri a-t-il déjà eu lieu en France ? "Aucun médecin ne vous dira : 'J'ai choisi entre deux patients'. Il y a un tabou sur le sujet, c'est compliqué à vivre et donc d'en parler", estime Anne Geffroy-Wernet. Dès mars 2020, une infirmière de Mulhouse (Haut-Rhin) évoquait toutefois, dans Le Parisien, le cas d'un patient qui n'avait pas été admis en réanimation "parce que nous n'avions pas assez de place". Quelques semaines plus tard, sur franceinfo, un réanimateur du même département reconnaissait une forme de contrainte.
"Quand les places sont chères, on se pose plus facilement la question de savoir si ça vaut le coup de continuer pour les malades en réanimation."
Guillaume Trumpff, médecin réanimateur à l'hôpital de Colmarà franceinfo
"Plus qu'un tri, ce que l'on vit est une forme de choix dégradé, considère Anne Geffroy-Wernet, qui exerce à l'hôpital de Perpignan (Pyrénées-Orientales). Par rapport aux choix que l'on ferait habituellement, on est contraint de placer le curseur plus bas. On considérera que la réanimation n'est pas pertinente pour tel patient, pour lequel on aurait hésité en temps normal."
Le tri des patients "a déjà commencé"
Dans leur tribune au JDD, les médecins de crise de l'AP-HP estiment que "le tri des patients a déjà commencé", en amont des services de réanimation. "Des déprogrammations médicales et chirurgicales importantes nous ont déjà été imposées et (...) nous savons pertinemment que celles-ci sont associées à des pertes de chances et des non-accès aux soins pour certains patients", déplorent-ils. Une analyse partagée par les réanimateurs qui ont écrit au Monde : "Lorsqu'il est demandé aux hôpitaux de déprogrammer 40% et jusqu'à 70% des interventions chirurgicales, le gouvernement entérine une stratégie de priorisation qui ne dit pas son nom et qui consiste à privilégier les malades du Covid-19 au détriment des autres."
"La question de la pénurie de moyens en médecine, et donc celle du tri, a toujours existé", soulignait, en novembre, dans Libération, la cardiologue Véronique Fournier. Une sélection existe en matière de greffes d'organes, réduisant les chances des patients très âgés d'en bénéficier. La campagne vaccinale actuelle contre le Covid-19 est un autre exemple de priorisation liée à des stocks limités : des personnes vulnérables doivent attendre leur tour, car d'autres patients jugés encore plus à risques sont prioritaires.
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