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Covid-19 : "Quand le président de la République ne dresse aucun constat d'échec, on le dresse à sa place", tacle Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale

Manque d'humilité, irresponsabilité, mensonges... Les mots durs d'Emmanuel Hirsch à l'égard des décisions prises par Emmanuel Macron pour lutter contre l'épidémie de Covid-19.

Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale, le 12 octobre 2006. (MAXPPP)

"Quand le président de la République ne dresse aucun constat d'échec, qu'il soit rassuré, on le dresse à sa place", a déclaré vendredi 26 mars sur franceinfo Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale à l'université Paris-Saclay. "On voit un échec alors qu'on ne nous dise pas qu'on avait raison, il y a une discordance entre le discours politique et la réalité des faits", souligne-t-il, au lendemain de la prise de parole d'Emmanuel Macron, qui a estimé n'avoir "aucun mea culpa, aucun constat d'échec" à faire sur la gestion de l'épidémie. Emmanuel Hirsch estime que cette position de l'exécutif a quelque chose de l'ordre de "l'irresponsabilité".

franceinfo : Est-ce qu'on se retrouve dans une opposition entre deux impératifs : l'impératif politique qui ne veut pas confiner de manière trop massive et l'impératif scientifique et médical qui réclame un confinement strict ?

Emmanuel Hirsch : Non, parce qu'on peut très bien dire que les professionnels et la société en général ont conscience de ce que sont nos urgences. Donc, il y a quelque chose à mon avis de très mensonger de dire que l'explosion n'a pas eu lieu ou n'aura pas lieu, puisqu'aujourd'hui ce n'est pas de l'explosion, c'est de l'implosion. Quand vous prenez une décision, vous la prenez aussi par rapport à des conséquences et pas uniquement dans l'instant présent. Donc, assumer une responsabilité alors que le Conseil scientifique indiquait le 29 janvier quel était le profil nécessaire à prendre en compte par rapport à l'évolution de la pandémie, il y a de l'ordre pour moi sérieusement de l'irresponsabilité. On sait très bien qu'on est dans une société fragilisée avec tous les problèmes psychologiques auxquels on est confronté. Mais maintenant qu'on découvre l'abîme auquel on va être confronté, on va être encore davantage à la fois dans le ressentiment, dans la perte de toute confiance. Pour moi, ce qui est important, c'est comment socialement, comment solidairement faire face à une situation, comment être auprès de nos professionnels ? J'entends les professionnels des hôpitaux nous parler de désastre et décrire comment des professionnels sont arrimés à leurs responsabilités tout en ayant le sentiment qu'ils ne tiendront plus. On a été très suffisants vis-à-vis de l'expertise des professionnels.

"Au jour le jour, il y a eu un certain nombre d'indicateurs et chacun d'entre nous voit autour de soi comment les choses se désagrègent, comment on nous trompe par exemple en disant que finalement tout va très dans les écoles."

Emmanuel Hirsch, professeur d'éthique médicale à l'université Paris-Saclay

à franceinfo

On comprend les impératifs, on est quand même des citoyens responsables.

Que penser des propos d'Emmanuel Macron qui estime qu'il n'a pas de mea culpa à faire sur la décision de ne pas confiner, et de ceux du ministre de la Santé qui a indiqué qu'on allait "pousser les murs" dans les hôpitaux ?

Quand le président de la République ne dresse aucun constat d'échec, qu'il soit rassuré, on le dresse à sa place. Il a eu une formule, hier, qui m'a intrigué : "Ne jamais mettre les professionnels face à des choix éthiques qui n'ont jamais été les nôtres". C'est là où il y a un déni de réalité. Malheureusement, les professionnels que j'ai au téléphone ou que je rencontre sur le terrain sont humiliés dans leur valeurs professionnelles puisqu'ils sont obligés de renoncer à des soins souvent vitaux pour des personnes. Après le premier confinement, on a évalué les conséquences de ce décrochage massif de personnes qui n'ont même pas retrouvé, pour certaines d'entre elles, le chemin de l'hôpital. Et quand vous êtes un professionnel de santé engagé avec des valeurs, qu'on remet en cause la capacité d'honorer ces valeurs, c'est une indignité dont les professionnels aujourd'hui sont meurtris. Et c'est là où vraiment il y a une discordance entre le discours politique et la réalité des faits. 

"On a l'impression, en fin de compte, qu'il y a deux mondes qui cohabitent, et que l'usure de l'exercice du pouvoir arrive à cette incapacité de comprendre le réel, voire de l'éviter, au point de le construire à sa manière, avec des éléments de langage."

Emmanuel Hirsch

à franceinfo

Aujourd'hui j'en appelle véritablement à ce qu'on change un peu de logiciel, comme disait Jean-François Delfraissy [président du Conseil scientifique], qu'on soit réaliste, qu'on ne cherche pas à croire qu'on a le pouvoir sur tout. Cela a été dit aussi par le président République : celui qui maîtrise tout aujourd'hui, c'est le virus. On a des professionnels, et pas uniquement dans le domaine de la santé, qui ont prouvé leur capacité d'analyse et leur capacité de réactivité. On les abat, on les a humiliés, on les a bafoués. Pourtant, c'est eux qui, nuit et jour, sont obligés de compenser une indécision politique qui est pour moi véritablement interrogative d'un point de vue éthique, d'un point de vue de la responsabilité au nom de tous.

Avez-vous l'impression que les Français se sont, d'une certaine manière, habitués aux morts ?

On s'habitue bien à tout, mais je ne pense pas qu'on s'habitue à ce qu'on appellera la déraison politique.

"Il y a un moment donné où, malheureusement, la société décroche, sera dans la dissidence. Heureusement qu'il y a des professionnels qui sont encore arrimés à la réalité."

Emmanuel Hirsch

à franceinfo

Mais derrière le mot des décrocheurs ou des patients qu'on déprogramme, n'oublions pas qu'on a à peu près 380 000 personnes auxquelles on diagnostique un cancer chaque année, qui ont besoin de chimiothérapie, qui ont besoin de radiothérapie. Et je ne parle que des personnes atteintes du cancer ! On ne s'est pas habitué aux chiffres. On a essayé de trouver des équilibres et j'arrive à comprendre qu'il faut arbitrer des choix. Mais à un moment donné, il faut qu'on dise quelles sont nos valeurs, quels sont les inconditionnels d'une société. Quand le président de la République avec le Premier ministre s'est exprimé le 29 janvier pour dire "on ne confine pas", alors que c'était un impératif catégorique pour éviter ce qui se passe aujourd'hui, il a trié, il a choisi, il a hiérarchisé ses choix. Ce que je reproche au chef de l'État et au gouvernement, qui vivent d'une certaine manière confinés dans leurs décisions, c'est qu'on n'arbitre pas les choix d'un point de vue public. La société a une intelligence du réel, que malheureusement les pouvoirs publics n'ont pas aujourd'hui, et aurait accepté des mesures quand elles étaient justifiées. On aurait pu atténuer et aussi accompagner le confinement. Aujourd'hui, on est déjà en confinement psychologiquement, on sait ce qui va nous tomber sur la tête et rien n'est mis en place pour préparer la situation qui va tomber comme le couperet. Aujourd'hui, on voit un échec alors qu'on ne nous dise pas qu'on avait raison. C'est un tort même de l'affirmer aujourd'hui. S'il n'y a pas cette humilité comme on l'a vue avec Angela Merkel il y a quelques jours, alors je suis encore plus désespéré.

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