Epidémie de coronavirus : le gouvernement a-t-il raison quand il dit que le droit de retrait ne s'applique pas ?
Les spécialistes du droit du travail estiment que le risque d'infection par le Covid-19 peut représenter une raison justifiant le droit de retrait du salarié, dans certains cas mais certainement pas tous.
Les employés du musée du Louvre, les chauffeurs de bus des compagnies Transdev et Keolis… De peur d'être contaminés sur leur poste de travail, de nombreux salariés ont exercé leur droit de retrait en pleine épidémie de coronavirus Covid-19. D'autres ont menacé de le faire, à l'instar du secrétaire général d'Unité SGP Police FO, Yves Lefebvre, jeudi 5 mars au micro de franceinfo.
Les membres du gouvernement rétorquent à l'unisson que "la situation sanitaire aujourd'hui ne justifie pas l'exercice du droit de retrait". A l'image de la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, à la sortie du Conseil des ministres, de la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, au micro d'Europe 1, de celle des Transports, Elisabeth Borne, sur CNews, ou de celui de l'Education, Jean-Michel Blanquer, sur BFMTV. Mais disent-ils vrai ?
Que dit le Code du travail ?
Le Code du travail est clair. Un salarié peut faire valoir son droit de retrait – c'est-à-dire quitter son poste ou refuser de s'y installer – dans "toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé".
L'employé n'a pas à apporter la preuve qu'il est en danger, précise le site du service public. Il lui suffit de "se sentir potentiellement menacé par un risque de blessure, d'accident ou de maladie". Ce risque doit cependant "être immédiat ou survenir dans un délai rapproché".
Tout salarié est en droit de cesser son activité après en avoir averti son employeur, s'il estime que les mesures sont insuffisantes pour protéger sa santé.
Jérôme Vivenza, membre de la direction de la CGT en charge des questions travail-santéà l'AFP
Avant d'exercer son droit de retrait, le salarié doit alerter son employeur ou son supérieur hiérarchique. Il n'est pas tenu de le faire par écrit, même si cela est préférable. Le représentant du personnel au sein du comité social et économique (CSE) peut également s'en charger.
Si le salarié et son employeur ne sont pas d'accord sur la réalité du danger, le CSE de l'entreprise doit être réuni en urgence, dans un délai de 24 heures. L'employeur doit aussi informer immédiatement l'inspection du travail et la caisse régionale d'assurance maladie, à même de trancher le différend.
L'employeur ne peut obliger le salarié à reprendre le travail et n'a pas le droit de le sanctionner ou de procéder à une retenue sur son salaire. Mais s'il conteste la légitimité du droit de retrait, il peut porter l'affaire en justice ou estimer qu'il s'agit d'un abandon de poste et sanctionner son salarié. Le contentieux se règle alors devant les prud'hommes, si le salarié les saisit.
Le coronavirus représente-t-il "un danger grave et imminent" ?
Dans le contexte de l'épidémie de coronavirus, tout l'enjeu pour les salariés et leurs employeurs est de déterminer si le risque de contamination sur le lieu de travail représente un "danger grave et imminent" pour la santé de l'employé.
"Il y a peu de jurisprudence et, surtout, elle est peu transposable", pointe l'avocat Jean-Paul Teissonnière, spécialiste de la santé au travail, interrogé dans Les Echos. "A ma connaissance, c'est la première fois qu'une épidémie de cette ampleur touche la France, on ne peut donc pas raisonner par analogie avec un précédent", ajoute dans le même journal son confrère Cédric Jacquelet, du cabinet Proskauer Rose.
L'évaluation du risque "dépend de la situation sanitaire", pointe dans Libération Simon Picou, secrétaire national de la branche CGT à l'inspection du travail. "Or, cette dernière évolue tous les jours." Il en découle un problème supplémentaire : "Les recommandations des pouvoirs publics sont susceptibles de changer du jour au lendemain"; plaide Benoît Serre, vice-président de l'Association nationale des DRH, dans La Croix.
De l'avis des juristes, l'épidémie de coronavirus ne saurait justifier à elle seule l'exercice d'un droit de retrait, quelles que soient les conditions de travail. "Même si la situation est inquiétante, on peut légitimement considérer que le caractère 'imminent' du danger pour la santé physique de l'agent ne sera pas existant", juge l'avocat lyonnais Pierrick Gardien dans Libération.
La perspective d'une épidémie ne donne pas au salarié un droit de retrait généralisé.
Jean-Paul Teissonnière, avocat spécialiste de la santé au travaildans "Les Echos"
Au Louvre, par exemple, il paraît difficile d'apporter "une preuve concrète du danger au sein de l'entreprise", fait valoir sur France Inter Christophe Noël, avocat spécialisé dans le droit du travail. "Ce danger est potentiel certes, mais pas avéré", puisqu'"il n'y a pas eu de cas avéré de coronavirus". "Est-ce qu'on peut raisonnablement penser que, parce que (…) vous travaillez dans une entreprise comme le Louvre, qui reçoit des milliers de personnes chaque jour de différentes nationalités, vous allez contracter le coronavirus ? La réponse est franchement non", tranche le juriste.
Quelles conditions de travail pourraient justifier un droit de retrait ?
L'exercice d'un droit de retrait pourrait cependant se défendre dans certains cas de figure. Par exemple, pour un salarié travaillant dans une ville où plusieurs cas d'infection ont été diagnostiqués. "Une personne qui travaille dans l'Oise a un motif plus raisonnable d'exercer son droit de retrait que dans un département où il n'y a aucun cas", estime l'avocat en droit du travail Eric Rocheblave dans Le Point. "Si, dans votre entreprise, un cas avéré de coronavirus a été déclaré ou que votre employeur vous demande de vous rendre dans une zone déclarée à risque, dans ces deux cas, vous pouvez sans hésiter exercer votre droit de retrait", confirme son collègue Christophe Noël sur France Inter.
Mais là encore, il ne faut pas généraliser. "Chaque situation est différente et doit être analysée", prévient au micro de franceinfo Frédéric-Guillaume Laprévote, avocat spécialiste en droit social. "Il faut examiner le poste de travail de chaque salarié. Est-ce qu'il est exposé à du public ? Exposé à des gens qui sont susceptibles de revenir de zones à risque, éventuellement des touristes ? Est-ce qu'il est directement en contact avec cette population ?"
Aujourd'hui, nul ne peut dire si les salariés peuvent exercer leur droit de retrait, pas même les ministres : c'est au juge prud'homal qu'il appartient de se prononcer.
Eric Rocheblave, avocat en droit du travaildans "Le Point"
"Concernant le Louvre, par exemple, on pourrait se demander si le nombre de personnes présentes simultanément dans des espaces restreints et la diversité de leurs provenances géographiques ne constituent pas un facteur d'aggravation du risque", indique Cédric Jacquelet dans Les Echos. "Il y a certains salariés qui sont probablement en contact avec les visiteurs et d'autres qui ont des métiers de back-office qui ne le sont pas. C'est au cas par cas", poursuit Frédéric-Guillaume Laprévote.
Au Louvre, des réunions avec les syndicats ont abouti à la mise en place de mesures de protection du personnel, comme la distribution de solutions hydroalcooliques et l'autorisation de mener des contrôles plus distants. Le musée a rouvert ses portes.
Le droit de retrait est-il la seule solution ?
Aussi radical soit-il, le droit de retrait n'est peut-être pas la meilleure option, de l'avis des spécialistes. "Nous conseillons la prudence avant d'exercer ce droit de retrait qui n'intervient que si l'employeur ne respecte pas les préconisations", recommande auprès de l'AFP Philippe Portier, secrétaire national à la CFDT et spécialiste de ces questions. Si l'exercice de ce droit "est jugé abusif, cela peut avoir des conséquences graves pour le salarié, de la sanction au licenciement", insiste-t-il.
"Le plus efficace est d'abord de commencer par exercer son droit d'alerte. Les dirigeants, les élus, la médecine du travail doivent se mettre autour d'une table et exposer les problèmes, trouver des solutions ensemble", conseille Christophe Noël sur France Inter. A la SNCF, les élus du personnel "ont d'abord exercé leur droit d'alerte" pour "réclamer des mesures de protection supplémentaires pour certains métiers", comme ceux en contact avec la clientèle, indique Anne Guezennec, responsable à la CFDT Cheminots. C'est, précise-t-elle, "l'inspection du travail qui tranchera".
Eric Rocheblave conclut dans Le Point : "Si votre employeur vous a fourni du gel hydroalcoolique et des masques de protection, là, vous n'avez pas vraiment de motif raisonnable de penser que vous êtes en danger."
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