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Mort de George Floyd : la France est-elle le seul pays à interdire temporairement les manifestations ?

Malgré des restrictions liées à l'épidémie de coronavirus, l'heure est plutôt à la tolérance chez nos voisins européens, où les rassemblements contre les violences policières et le racisme au sein des forces de l'ordre se déroulent globalement sans heurt.

Article rédigé par franceinfo - Julien Nguyen Dang
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Une femme s'éloigne du gaz lacrymogène libéré par les forces de l'ordre près du Tribunal de Paris après la manifestation du comité Vérité et Justice pour Adama Traoré, le 2 juin 2020, quelques jours après le meurtre de l'Afro-Américain George Floyd. (ANTONI LALLICAN / HANS LUCAS / AFP)

Plusieurs dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées mardi 2 juin en France pour protester contre les violences policières et le racisme au sein des forces de l'ordre. Des manifestations organisées à l'appel du comité Vérité et justice pour Adama Traoréjeune homme noir de 24 ans mort en 2016 après son interpellation. Ces mouvements de protestation interviennent aussi quelques jours après le décès de l'Afro-Américain George Floyd, le 25 mai à Minneapolis (Etats-Unis) après avoir été violemment immobilisé au sol par un policier blanc.

Pourtant, quelques heures seulement avant de débuter, la manifestation devant le tribunal de Paris avait été interdite par Didier Lallement, le préfet de police de Paris, pour des raisons sanitaires. Maintenu, le rassemblement s'est conclu sous haute tension. De quoi susciter la colère d'Assa Traoré, sœur aînée d'Adama. "A l'heure où tous les pays autorisent des rassemblements de leur population, le seul pays qui veut l'interdire et être dans la répression, c'est la France", a-t-elle ainsi déclaré sur franceinfo. Alors, la France fait-elle aujourd'hui exception parmi ses voisins sur les restrictions du droit de manifester, dans le contexte du coronavirus ?

Une décision motivée par l'état d'urgence sanitaire

Que s'est-il passé à Paris ? A peine cinq heures avant le début de la marche pour Adama Traoré contre les violences policières, la préfecture de Police a publié un communiqué pour interdire la manifestation. "Ce rassemblement, qui n'a fait l'objet d'aucune déclaration préalable et pouvant rassembler de nombreuses personnes, n'est pas autorisé par le décret du 31 mai 2020 relatif à l'état d'urgence sanitaire, qui proscrit tout rassemblement, dans l'espace public, de plus de dix personnes", justifie la préfecture.

Et la préfecture de Paris d'ajouter "que Paris est classé en zone orange du point de vue sanitaire, et que tout rassemblement d'ampleur est propice à la propagation du Covid-19". 

En France, le gouvernement interdit en effet les rassemblements de plus de dix personnes sur la voie publique, comme le dispose l'article 3 du décret du 31 mai. Samedi 30 mai, plusieurs milliers de personnes s'étaient rassemblées à Paris pour demander la régularisation des sans-papiers et plus de 90 personnes avaient été interpellées – les forces de l'ordre avaient même tenté d'empêcher le départ de la manifestation. La préfecture de police de Paris a également refusé que deux rassemblements en hommage à George Floyd soient organisés samedi 6 juin devant l'ambassade des Etats-Unis.

Mardi 2 juin, pour motiver sa décision, la préfecture de Police a en outre ciblé "la tonalité de l'appel à manifester relayé par les réseaux sociaux", laissant "craindre que des débordements aient lieu sur un site sensible". Le comité de soutien à la famille d'Adama Traoré a néanmoins souhaité maintenir le rassemblement, ajoutant par la suite que la police s'était rendue au domicile d'Assa Traoré. "Une intimidation inacceptable", selon le comité.

D'autres manifestations contre les violences policières et le racisme des forces de l'ordre ont par ailleurs eu lieu le 2 juin en France. Mais elles n'ont pas toutes subi d'interdiction formelle par les autorités. La Voix du Nord relate qu'à Lille, la police s'est fait "plutôt discrète" et a laissé "se dérouler le rassemblement, théoriquement interdit pour raisons sanitaires". A Lyon, cependant, le millier de personnes rassemblées devant le palais de justice a essuyé des tirs de gaz lacrymogène, comme à Marseille. La manifestation n'avait pas été déclarée au préalable.

Pas d'interdiction générale en Allemagne

A titre de comparaison, chez nos voisins allemands, si la loi fondamentale garantit la liberté de réunion, des interdictions sont possibles en vertu d'une loi sur la protection contre les infections. Concrètement, depuis le début de la pandémie, les Länder ont restreint tour à tour la liberté de manifester. A Hambourg, par exemple, le Sénat local a décidé le 15 mars d'interdire tous les rassemblements. De quoi susciter l'inquiétude au sein des sphères militantes. Depuis le 2 avril, des dérogations à cette règle sont possibles si les conditions de sécurité sanitaire peuvent être garanties. Mais ces exceptions restent peu nombreuses à Hambourg, comme le rapporte le Tageszeitung. Mi-avril, le Tribunal constitutionnel fédéral a pourtant rappelé qu'il ne pouvait y avoir d'interdiction généralisée des manifestations en Allemagne, prônant le cas par cas. 

Avec l'amélioration de la situation sanitaire, l'étau s'est desserré, notamment à Berlin, où depuis le 30 mai les rassemblements sont possibles quel que soit le nombre de participants à condition de respecter "les règles d'hygiène" et de se tenir espacés par une distance de 1,50 m. Ainsi, samedi 30 mai, 2 000 personnes se sont rassemblées sans heurt devant l'ambassade des Etats-Unis en hommage à George Floyd, rapporte la radio RBB. De nombreuses manifestations ont d'ailleurs eu lieu le même jour dans la capitale fédérale, certaines en opposition aux mesures prises contre le coronavirus.

Des manifestants se tiennent devant l'ambassade des États-Unis à Berlin (Allemagne) le 30 mai 2020, après le meurtre de l'Afro-Américain George Floyd.  (CHRISTOPH SOEDER / DPA / AFP)

Au Royaume-Uni, des rassemblements tolérés

De l'autre côté de la Manche, la mort de l'Américain George Floyd a "horrifié" les représentants de la police britannique. "Nous sommes aux côtés de tous ceux, à travers le monde, qui sont consternés par la façon dont George Floyd a perdu la vie, ont-ils déclaré dans un communiqué du 3 juin, après avoir été eux-mêmes accusés de cibler les minorités ethniques, notamment pendant le confinement, rapporte le Guardian (en anglais).

Même si le gouvernement britannique demande pour l'instant de ne pas se réunir au-delà de six personnes et de respecter les règles de distanciation sociale, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans tout le pays en soutien au mouvement Black Lives Matter, à Londres, Cardiff, Birmingham ou encore Liverpool, remarque le magazine Elle. A Londres, samedi 30 mai, des milliers de personnes se sont rassemblées pacifiquement. Mais la police n'a pas dispersé la foule.

Le lendemain, cependant, 23 arrestations ont eu lieu à Trafalgar Square. Quelques jours plus tard, l'acteur britannique John Boyega, révélé dans Star Wars : Le Réveil de la Force, s'est adressé à la foule lors d'un hommage à George Floyd. Là non plus, la police n'est pas intervenue, même si quelques échauffourées ont eu lieu le même jour près de Downing Street.

Le droit de réunion maintenu en Espagne

En Espagne, voici ce que dit la Constitution rédigée en 1978 : "Le droit de réunion pacifique et sans arme est reconnu. [Les autorités] ne pourront interdire [les réunions] que si des raisons fondées permettent de prévoir que l'ordre public sera perturbé, mettant en danger des personnes ou des biens." Comme l'indique Ana Carmona, professeure de droit constitutionnel à l'université de Séville, au site Eldiario, c'est "une erreur" de croire à la suspension du droit de manifester, "tant que les exigences prévues par la loi sont remplies" et qu'une "distance de sécurité est maintenue" entre les participants.

Lundi 1er juin, un millier de personnes se sont donc rassemblées à Barcelone devant le consulat des Etats-Unis en hommage à George Floyd, sans que la police n'intervienne. Des manifestations ont également eu lieu à Saragosse ou encore à Gérone, parfois accompagnées de pillages. Dimanche 7 juin, des manifestations simultanées devraient se tenir dans les grandes villes espagnoles à l'appel d'un comité antiraciste

Des manifestants se massent devant le consulat des États-Unis à Barcelone (Espagne) le 1er juin 2020, après le meurtre de George Floyd. (ALBERT LLOP / NURPHOTO / AFP)

Des flash-mobs autorisés en Italie

En Italie, les manifestations sont de nouveau possibles, mais sous conditions. D'après un décret pris le 18 mai par le président du Conseil des ministres Giuseppe Conte, "la conduite d'événements publics n'est autorisée que sous forme statique, à condition que les distances sociales et les autres mesures de confinement prescrites soient respectées". Le port du masque est par exemple obligatoire, indique le média Money.it. Quelques rassemblements statiques ont eu lieu en soutien à George Floyd, comme à Rome devant l'ambassade des Etats-Unis. Des flash-mobs sont aussi planifiés dans les grandes villes du pays.

Chez nos autres voisins européens, les rassemblements prévus en hommage à George Floyd ont connu quelques difficultés. Malgré l'interdiction de toutes les manifestations en Belgique, un micro-rassemblement a pu avoir lieu à Bruxelles lundi 1er juin sur la place de la Monnaie, avant d'être dispersé par la police. Des discussions sont cependant en cours entre le bourgmestre et le mouvement Black Lives Matter Belgium pour l'organisation d'un rassemblement dimanche prochain malgré les restrictions, note Le Soir

Aux Pays-Bas, la police a demandé aux milliers de manifestants qui se rassemblaient le 3 juin au niveau du pont Érasme de Rotterdam de rentrer chez eux, usant de mégaphones. Selon la police, il était impossible de conserver une distance de sécurité de 1,50 m entre les participants. Comme le rapporte l'agence Reuters, des tensions ont éclaté, aboutissant à des dégradations.

Une foule de manifestants envahit le pont Érasme de Rotterdam (Pays-Bas) le 3 juin 2020 après le meurtre de George Floyd. (REMKO DE WAAL / ANP MAG / AFP)

Du côté de la Suisse, plusieurs milliers de personnes ont défilé le 1er juin à Zurich "dans le calme, tandis que la police se tenait à l'écart", décrit Le Matin, malgré l'interdiction des rassemblements de plus 30 personnes. A Genève, en revanche, une manifestation avait été interdite et la trentaine de participants qui s'étaient quand même déplacés ont été vite dispersés par les forces de l'ordre. 

Enfin, au Luxembourg, plusieurs centaines de personnes devaient se réunir vendredi devant l'ambassade des Etats-Unis à l'appel de l'association Lëtz Rise Up, rapporte RTL. Là encore, la question de la réglementation se pose puisque seuls les rassemblements d'un maximum de 20 personnes sont autorisés depuis le 11 mai.

Un premier amendement ignoré aux Etats-Unis

Et aux Etats-Unis, est-il possible de manifester ? Selon le premier amendement de la Constitution introduit en 1791, impossible pour le Congrès de "limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement". En théorie, comme le rappellent deux spécialistes du droit à CNN, les autorités ne peuvent donc pas interdire une manifestation pacifique, mais des restrictions peuvent être mises en place, notamment sur son trajet. Néanmoins, comme le signalent deux autres juristes dans une tribune du New York Times, le premier amendement a été ignoré à plusieurs reprises depuis le début de la pandémie.

Ainsi, dans le Kentucky, le gouverneur a interdit les "rassemblements de masse" tout en laissant les centres commerciaux ouverts. En Caroline du Nord, une manifestation a également été réprimée le 14 avril, la police jugeant qu'il ne s'agissait pas là d'une "activité essentielle". Et en Californie, le gouverneur Gavin Newsom a interdit les manifestations devant les locaux de l'Etat, après un rassemblement important d'opposants au confinement face au Capitole de l'Etat de Californie à Sacramento le 20 avril.

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