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Récit "C'est apocalyptique" : New York, au cœur de l'épidémie de coronavirus qui frappe de plein fouet les Etats-Unis

Avec près de 6 000 morts, la ville de New York compte près d'un tiers du nombre total de victimes du Covid-19 aux Etats-Unis. L'épidémie a mis "la ville qui ne dort jamais" à l'arrêt en quelques semaines.

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Les rues de Manhattan sont désertes en raison du confinement, le 24 mars 2020, à New York (Etats-Unis). (VANESSA CARVALHO / BRAZIL PHOTO PRESS / AFP)

"Il est impossible qu'il y ait autant de cas de Covid-19 dans le monde, dans autant d'endroits aux Etats-Unis, et qu'il n'y en ait pas à New York." Début mars, le gouverneur de l'Etat de New York, Andrew Cuomo, lançait un avertissement : l'arrivée du coronavirus n'était qu'une question de temps. Un mois plus tard, la ville compte plus de 92 000 cas avérés, selon un bilan de l'université Johns Hopkins* en date du vendredi 10 avril. Soit près de 20% du nombre total de cas aux Etats-Unis. Avec près de 6 000 morts, elle déplore près d'un tiers des victimes du Covid-19 dans le pays. Récit d'un mois "apocalyptique" qui a vu New York se transformer en épicentre de la pandémie outre-Atlantique.

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"L'avant-garde d'une lame de fond nationale"

Le premier cas de Covid-19 est confirmé à New York*, dimanche 1er mars. Une soignante, de retour d'Iran, est désormais confinée chez elle. Un deuxième patient est déclaré positif deux jours plus tard. Selon le New York Times*, il a fallu quatre jours avant que Lawrence Garbuz soit correctement diagnostiqué. Il n'a jamais voyagé près d'un foyer du coronavirus ni, a priori, été en contact avec une personne malade.

L'avocat quinquagénaire est le premier cas de transmission locale du Covid-19. Une nouvelle d'autant plus préoccupante qu'il a pris part à trois événements religieux organisés à la synagogue de sa ville de New Rochelle (banlieue nord), alors qu'il était malade. Il s'est aussi rendu sur son lieu de travail, à Manhattan, détaille Le Monde. Pour limiter le risque de propagation du virus, environ mille personnes sont mises en quarantaine à New Rochelle et un périmètre sanitaire est instauré dans un rayon de 1,5 km autour de la synagogue.

Nous avons réalisé que cela allait changer la vie de notre communauté, sans saisir que c'était l'avant-garde d'une lame de fond nationale.

Noam Bramson, maire de New Rochelle

au "Monde"

Les autorités de New York, qui se disent "prêtes" à faire face à l'épidémie, restent sereines. "Il n'y a pour l'instant aucune indication que le virus se transmet facilement par le contact", assure alors à CNN* Oxiris Barbot, responsable du département de la Santé de la ville de New York. "On veut que les New-Yorkais poursuivent leur vie quotidienne. Prenez le métro, prenez le bus, allez voir vos voisins." Les habitants se pressent toujours dans les restaurants, les rues de Manhattan restent bondées, mais l'inquiétude grandit. En témoignent les files d'attente devant les pharmacies* pour faire le plein de lingettes désinfectantes, de gel hydroalcoolique ou de masques, qui commencent à manquer.

"Le cocktail parfait pour une épidémie"

Les hôpitaux de la ville se préparent. "On a entamé la réflexion fin février, mais la vraie préparation a commencé début mars, lorsque les premiers patients atteints sont arrivés", explique à franceinfo Lynn Jiang, urgentiste à Manhattan. Elle ajoute : "Mais ça ne me surprendrait pas qu'on ait eu des cas avant ça, sans savoir que le virus était déjà arrivé à New York."

Une femme porte des gants et un masque pour se protéger des germes dans le métro de New York (Etats-Unis), le 9 mars 2020. (JEENAH MOON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Avec près de 11 000 habitants au kilomètre carré, "The Big Apple" est la ville la plus densément peuplée des Etats-Unis. "Il y a huit millions d'habitants ici. N'importe quel jour de l'année, vous allez trouver au moins cinquante personnes qui attendent, serrées les unes aux autres, pour traverser à une intersection", souligne Cleavon Gilman, un urgentiste interrogé par franceinfo. Les rues grouillent de monde et le métro est bondé, notamment grâce aux près de 60 millions de touristes qui visitent New York chaque année. "Le cocktail parfait pour une épidémie", résume Stefan Flores, lui aussi médecin urgentiste new-yorkais.

La densité de population et le nombre de voyageurs "accentuent probablement la propagation des infections", confirme Tom Frieden, président de l'organisation de lutte contre les épidémies Resolve to Save Lives. Or, "aucune ville n'est prête à résister à une épidémie de Covid-19 de grande ampleur", selon cet ancien directeur des Centres de contrôle et de prévention des maladies américain (CDC) et ex-responsable du département de la Santé de New York, joint par franceinfo.

Deuxième semaine de mars. Le "tsunami" n'est pas encore là, mais la première vague a déjà poussé les portes des centres de soins new-yorkais. "On a d'abord vu beaucoup de personnes avec des symptômes légers, qui pouvaient se remettre chez elles", explique Lynn Jiang. Les tests se généralisent et les malades s'avèrent plus nombreux. "On avait un seul patient suspecté d'être atteint, mais au fil du temps, d'autres personnes (...) sans fièvre se sont révélées positives au Covid-19, raconte une infirmière à Vox*. On s'est rendu compte que les symptômes étaient variables."

Lutte d'influence

Devant l'hôpital Elmhurst, dans le Queens, une longue file de New-Yorkais se presse quotidiennement sur le trottoir. Tous espèrent pouvoir être testés au Covid-19. A l'intérieur, "plus de deux cents personnes" s'agglutinent parfois en salle d'attente, selon le New York Times*. Dans cet hôpital comme dans les autres, les symptômes sont toujours plus graves. "De plus en plus de patients arrivent en hypoxie [en manque d'oxygène] et leur état se dégrade très rapidement", résume Cleavon Gilman, qui témoigne également de son quotidien dans un journal de bord.

Des dizaines de personnes font la queue pour se faire tester, devant l'hôpital Elmhurst, à New York (Etats-Unis), le 24 mars 2020. (EDUARDO MUNOZ ALVAREZ / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Dans les rues de New York aussi, on prend conscience de la gravité de la situation. Nous sommes le 12 mars et Donald Trump annonce que les Européens ne sont plus autorisés à entrer sur le territoire américain. "J'étais au restaurant quand j'ai appris l'information, ça m'a coupé l'appétit, raconte Thomas, un Français installé à Brooklyn depuis l'automne. C'est à ce moment là que je me suis dit : 'c'est vraiment une pandémie'." "Sensibilisé par la crise sanitaire" en Italie, le trentenaire décide de limiter sorties au restaurant et soirées avec ses amis. "On se disait que ce serait irresponsable de prendre le risque de l'attraper et de contaminer d'autres personnes, plus fragiles."

Les autorités locales mettent plus de temps à accorder leurs violons. Le maire de New York, Bill de Blasio, s'oppose encore à la fermeture des écoles. Il cède sous la pression du gouverneur Andrew Cuomo, dimanche 15 mars, racontent Les Echos. Vingt-quatre heures plus tard, l'édile profite quand même d'une dernière séance à la salle de sport, alors qu'Andrew Cuomo vient d'annoncer leur fermeture prochaine. De leur côté, les autorités sanitaires multiplient les appels à la distanciation sociale. New York s'apprête à affronter une inévitable crise sanitaire. "On a été dans la réaction et pas dans l'anticipation, juge Lynn Jiang, médecin urgentiste à Manhattan. Sans vouloir blâmer qui que ce soit, on a attendu que le coronavirus se soit propagé dans toute la ville avant de prendre des mesures."

La "ville qui ne dort jamais" à l'arrêt

Vendredi 20 mars. Andrew Cuomo annonce la fermeture de tous les commerces non essentiels et le confinement généralisé dans l'Etat de New York. Des options que Bill de Blasio avait jusqu'ici écartées. "Si cette mesure avait été prise deux jours plus tard, le nombre de décès aurait été deux fois plus élevé", estime le docteur Tom Frieden, ancien patron des CDC. Peu à peu, la "ville qui ne dort jamais" entre en hibernation.

Les touristes désertent l'emblématique Times Square, les théâtres de Broadway ferment, tout comme l'embarcadère de la statue de la Liberté et le mémorial du 11-Septembre. Dans la gare de Grand Central, "les annonces résonnent dans le hall quasiment vide à l'heure de pointe", raconte le Washington Post*. "Dehors, la file des taxis jaunes s'allonge, (...) les chauffeurs attendent des passagers qui ne viendront pas." Même la mafia locale voit ses activités s'effondrer, croit savoir le New York Post*.

Time Square, à New York (Etats-Unis), est désertée en raison du confinement, le 3 avril 2020. (ANGELA WEISS / AFP)

Sur les trottoirs où il faut habituellement slalomer, "on voit désormais des visages masqués circuler à plusieurs mètres de distance, évitant tout contact", raconte Lynn Jiang. La plupart des devantures sont fermées, des affiches* évoquent "le contexte sanitaire" et certaines invitent les passants à "prendre soin d'eux". "Dans l'ensemble, les gens respectent les règles de distanciation sociale, assure Stefan Flores, mais on voit encore des gens qui courent à Central Park et des attroupements."

"L'épicentre de l'épicentre"

Certains New-Yorkais n'ont d'autre choix que de sortir de chez eux tous les jours. "Les personnes croisées sur les avenues, désormais silencieuses et sans voitures, sont souvent afro-américaines ou latinas, manifestement pauvres, comme si les Blancs de la finance et des beaux quartiers avaient disparu", observe Le Monde. Dans les quartiers populaires, comme le Bronx et le Queens, la distanciation sociale et le confinement sont difficiles à respecter. "De nombreux habitants de ces quartiers ont de faibles revenus. Ils ne peuvent pas se permettre de ne pas aller travailler s'ils veulent continuer à nourrir leur famille", souligne Stefan Flores.

Des familles de cinq ou six vivent dans le même petit appartement. Si une personne contracte le coronavirus, elle le transmet à tout le foyer.

Stefan Flores, médecin urgentiste new-yorkais

à franceinfo

Plus exposées, ces populations sont aussi moins bien prises en charge. "Certains retardent le plus possible le moment de se faire soigner, parce qu'ils redoutent le montant des factures médicales", poursuit l'urgentiste. Le taux de mortalité du Covid-19 est deux fois plus élevé chez les New-Yorkais noirs ou latinos, selon les chiffres de la ville* (PDF). "Il y a des inégalités évidentes dans la manière dont ce virus affecte les habitants de notre ville, admet Bill de Blasio auprès de Politico*. Tant de gens ont des difficultés à accéder aux soins dont ils ont besoin, n'ont pas l'argent pour recevoir les traitements nécessaires…"

Les disparités socio-économiques entre les différents arrondissements de New York se répercutent à l'hôpital. Elmhurst devient "l'épicentre de l'épicentre"*. La situation y est si critique qu'un camion réfrigéré stationne à l'extérieur du bâtiment, pour accueillir les corps des patients qui ont succombé au Covid-19. "Au cœur de la crise", cet établissement est "la priorité numéro un de notre réseau d'hôpitaux publics", assurent les autorités sanitaires de la ville. Fin mars, le Queens, arrondissement le moins bien doté en capacité d'accueil des malades, compte 32% des cas de coronavirus de la ville, selon le New York Times*.

Pour faire face à l'engorgement de ses services de réanimation, Elmhurst transfère des patients vers d'autres hôpitaux. Eux aussi sont rapidement submergés. "Auparavant, mon service traitait des appendicites, des crises cardiaques, des blessures chez des personnes sans-abri. Désormais, chaque cas traité est un cas de Covid-19", relate l'urgentiste Stefan Flores. Les patients qui devraient être pris en charge en soins intensifs sont traités aux urgences, faute de place. "Il nous faudrait plus de lits, plus de respirateurs, plus de soignants", poursuit le médecin, dont l'état de fatigue est désormais "au-delà de l'épuisement".

"J'annonce deux à trois morts par rotation"

"Chaque jour, le nombre de patients en détresse respiratoire augmente", témoigne son confrère Cleavon Gilman. Le principal corridor de l'établissement, habituellement vide et "assez large pour faire passer un tracteur", est rempli de lits occupés. "Des malades, qui avaient seulement besoin d'une canule pour respirer, doivent être intubés quelques heures plus tard. Je n'avais jamais vu ça." Des personnes en bonne santé, jeunes, sans aucune pathologie antérieure, sont hospitalisées dans un état critique. New York est assommée par la violence de l'épidémie.

Chaque établissement doit "revoir et adapter" son organisation, détaille Lynn Jiang. Des services sont transformés pour accueillir des lits en réanimation. Dans un hôpital, les infirmiers d'un service de soins intensifs installent les poches de perfusion dans le couloir, pour limiter les contacts avec les patients infectés, explique une soignante au New York Times*. Ailleurs, gynécologues, orthopédistes et ophtalmologues sont réquisitionnés pour prêter main forte aux urgences. Les journées sont longues, les conditions de travail infernales. "On assure des rotations de douze heures, avec des masques FFP2 et des lunettes de protection, détaille Cleavon Gilman. Au début, j'avais du mal à respirer avec cet attirail, mais maintenant je me sens nu sans lui."

"Le plus déchirant, c'est de voir le nombre de patients qui n'ont que peu de chances de survivre. Et qui meurent seuls, sans leurs proches", confie Lynn Jiang. Au fil des semaines, le bilan ne cesse de s'alourdir. Le 26 mars, New York enregistre 167 décès*. Une semaine plus tard, le 3 avril : 374 personnes succombent du Covid-19. "Avant la pandémie, je devais annoncer la mort d'un patient à ses proches une ou deux fois par mois. Désormais, je dois le faire deux à trois fois par rotation, souffle Cleavon Gilman. A chaque fois, une petite partie de moi se brise."

Je déteste cette analogie, mais les hôpitaux ressemblent à un champ de bataille. Je n'avais jamais vu autant de gens mourir en si peu de temps. C'est apocalyptique.

Stefan Flores, médecin urgentiste

à franceinfo

Le médecin urgentiste se dit "inquiet des conséquences psychologiques et émotionnelles" sur le personnel hospitalier. "Lorsque ce sera fini, les soignants seront un peu comme des vétérans, confie Stefan Flores. Le reste de la population aura du mal à comprendre ce qu'on a vécu et nous aurons du mal à revenir à une vie 'normale'."

Des tentes dans Central Park, des médecins à Flushing Meadows

Pour soulager des établissements à bout de souffle, plusieurs hôpitaux de campagne sont montés dans l'urgence. Des tentes sont dressées sur les pelouses de Central Park pour prendre en charge les patients non atteints du Covid-19 de l'hôpital Mount Sinai tout proche. Quelque 2 500 lits sont ouverts dans un centre de conférence, d'autres dans la nef de la cathédrale Saint John the Divine, énumère Politico*. Flushing Meadows, la mythique enceinte de l'US Open, peut désormais accueillir jusqu'à 350 malades. Et un navire hôpital de l'armée, comptant plus de 1 000 lits, a accosté à New York.

Un hôpital de campagne, installé sur les pelouses de Central Park (New York, Etats-Unis) pour faire face à l'épidémie de coronavirus, le 9 avril 2020.  (WILLIAM VOLCOV / BRAZIL PHOTO PRESS / AFP)

Ces moyens supplémentaires restent insuffisants, selon Bill de Blasio. "Tous les hôpitaux combinés comptent environ 20 000 lits. Nous avons besoin de multiplier ce nombre par trois durant les prochaines semaines", martèle le maire. Le bilan dans la ville dépasse le triste seuil* de 1 000 morts le 31 mars, alors que les cas continuent de se multiplier. Il ne cesse de s'alourdir à une vitesse vertigineuse dans les jours suivants. "Le matériel médical est rationné, mais si le nombre d'hospitalisations continue d'augmenter à ce rythme, ce n'est qu'une question de temps avant qu'on en manque", alerte Lynn Jiang. La promotion 2020 de l'école de médecine de la New York University est diplômée par anticipation*, pour venir grossir les rangs des soignants. Et Andrew Cuomo appelle à l'aide "les professionnels de santé à travers tout le pays".

"The Big Apple" n'est pas la seule ville américaine meurtrie par le Covid-19. L'Etat voisin du New Jersey passe la barre des 1 500 morts, vendredi 10 avril, selon le New York Times*. D'autres foyers se développent, notamment en Louisiane, où le carnaval de La Nouvelle-Orléans a contribué à la propagation du virus. Selon un ancien responsable du ministère de la Santé américain interrogé par Vox*, le reste des Etats-Unis doit désormais "se préparer" à faire face à la pandémie, "au cas où cela devienne aussi grave". "New York est un avertissement pour l'ensemble du pays."

* Tous les liens suivis d'un astérisque sont en anglais.

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