RECIT. Coronavirus : comment l'Eglise a remué ciel et terre pour obtenir la reprise des rassemblements religieux
La Pentecôte 2020 restera comme la célébration d'une renaissance. Au terme de sept semaines d'un temps pascal dominé par l'épidémie de coronavirus et par l'interdiction des rassemblements religieux, les catholiques commémorent, dimanche 31 mai, la venue de l'Esprit Saint sur les apôtres et la naissance de leur Eglise. Cette première fête "déconfinée" a un petit goût de victoire, ou du moins de liberté retrouvée.
Contraint de revoir sa copie par le Conseil d'Etat, le gouvernement a autorisé, le 23 mai, la reprise progressive des célébrations dans les lieux de culte. L'exécutif, prudent comme la plupart des autres religions, privilégiait un redémarrage début juin. Il a dû composer avec la hâte des catholiques et de leurs représentants, qui ont mené, ces dernières semaines, une forte campagne de lobbying révélatrice des rapports de force entre l'Etat et les religions, entre les cultes eux-mêmes et, au sein même de l'Eglise, entre les composantes de la famille catholique.
Des catholiques déconfits
Mardi 21 avril, à 17 heures. Après plus d'un mois de confinement, sans rassemblement pour Pâques, pour Pessa'h, ni pour le début du ramadan, les représentants des cultes sont officiellement invités par l'Elysée à s'exprimer sur "la cohésion morale du pays face à la crise" et sur "les moyens de rebondir". L'audioconférence entre Emmanuel Macron, le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner et les "autorités morales et religieuses" du pays débute.
Pour les responsables catholiques, le rebond passe par le retour à la messe. Les regards braqués vers le 11 mai, date du déconfinement annoncée quelques jours plus tôt par le chef de l'Etat, ils déchantent vite. Le président de la République leur confirme que les cérémonies publiques ne reprendront pas avant juin, comme il l'avait déjà laissé entendre lors d'une première audioconférence en mars.
La contamination massive lors d'un rassemblement évangélique à Mulhouse, en février, a marqué les esprits et l'Elysée ne veut pas prendre le moindre risque pour l'Aïd el-Fitr (le 24 mai), Chavouot (du 28 au 30 mai) ou la Pentecôte (le 31 mai), comme le rapporte Mohammed Moussaoui, le président du Conseil français du culte musulman, présent à la réunion.
Le président nous a clairement dit qu'il n'envisageait pas de reprise avant le 2 juin, une fois toutes les fêtes religieuses passées.
Sonnés, les catholiques passent à l'offensive. Plus de 130 prêtres et curés signent une tribune dans Le Figaro pour réclamer la reprise des célébrations "dès le 11 mai". Proche des milieux intégristes, le parti Civitas lance une pétition en ce sens, tout comme le site traditionaliste Salon beige, qui interpelle l'exécutif en reprenant un mot-dièse partagé sur les réseaux sociaux : #RendezNousLaMesse. Des jeunes adressent aussi un appel au chef de l'Etat en vidéo.
"Ce moment révèle deux tendances au sein de l'Eglise, entre les catholiques d'identité, pour lesquels la chrétienté passe d'abord par la liturgie, et les catholiques d'ouverture, pour lesquels la privation de messe n'est pas un drame, observe Philippe Portier, spécialiste de la sociologie des religions. Ces derniers pratiquants sont minoritaires, aussi bien en nombre qu'en influence."
En coulisses, constatant "l'impatience des fidèles", la Conférence des évêques de France, présidée par Eric de Moulins-Beaufort, se réunit en urgence par visioconférence. Trois jours après l'échange avec Emmanuel Macron, elle réclame à nouveau une reprise "au même rythme que la vie scolaire, sociale et économique". Elle adopte aussi un "plan de déconfinement", une proposition de protocole sanitaire pour les églises. Dans l'espoir de faire pencher la balance, le document est aussitôt transmis aux pouvoirs publics, avec lesquels le contact est permanent.
Prier le ministre d'autoriser les messes
Jeudi 30 avril, à 9 heures. Le patron des évêques français, Eric de Moulins-Beaufort, a rendez-vous avec Christophe Castaner. Au téléphone, il prie le ministre de l'Intérieur, chargé des cultes, de consentir un geste et d'autoriser une reprise "à partir de la Pentecôte" – voire avant. Il assure ne pas être isolé dans cette démarche, qui serait soutenue par les responsables des autres cultes. "Nous nous sommes mis d'accord pour que chacun dise cela à monsieur Castaner", affirme l'archevêque de Reims à la presse.
En réalité, l'Eglise n'est pas parvenue à constituer un front commun. "Après le discours d'Edouard Philippe, comme après la deuxième audioconférence avec Emmanuel Macron, les représentants des cultes se sont réunis, à l'initiative de l'épiscopat, pour étudier une éventuelle demande commune de reprise anticipée, raconte Mohammed Moussaoui. A chaque fois, cela s'est terminé sur un constat de divergence, sans date qui ferait consensus."
La proposition d'un redémarrage le vendredi 29 mai est fraîchement accueillie par les représentants musulmans, qui ne souhaitent pas reprendre un jour de grande prière. Les juifs, les protestants, les bouddhistes et les orthodoxes se montrent plus ouverts mais ne vont pas forcément jusqu'à porter la revendication auprès du ministre. "Nous estimions que nous n'avions pas à réclamer de date en particulier", témoigne François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France.
L'insistance de l'Eglise catholique nous a un peu mis en porte-à-faux, c'est dommage.
Pourquoi l'Eglise catholique se retrouve-t-elle seule en première ligne, plus pressée et offensive que les autres ? "Autrefois si puissante, l'Eglise a des réactions d'animal blessé, analyse le politologue Philippe Portier, spécialiste des rapports entre religion et politique. Elle estime qu'elle doit être prise en compte dans sa singularité, voire dans sa prévalence, alors que le pouvoir moderne est porté par le principe d'égalité."
Le clergé se sent incompris. "On avait l'impression que la spécificité du rassemblement catholique n'était pas vraiment intégrée par l'exécutif, dans une forme de méconnaissance", confie a posteriori Thierry Magnin, le secrétaire général de la Conférence des évêques. Les experts ne lui donnent pas tort. Là où Christophe Castaner estime que "la prière n'a pas forcément besoin de lieu de rassemblement", Philippe Portier répond que, pour les catholiques, la messe comporte une "intensité religieuse" que la prière ne peut remplacer et qui n'existe pas dans tous les autres cultes.
Chez les catholiques, l'eucharistie est le fondement et le couronnement de l'expérience religieuse.
"Le prêtre transforme le vin et le pain en sang et corps du Christ et le croyant vient s'en nourrir, souligne le chercheur au CNRS. Le rassemblement à la mosquée ou à la synagogue n'est pas nimbé de la même sacralité."
La foi retrouvée grâce à Edouard Philippe
Lundi 4 mai, 15h13. Cette fois, c'est devant le Sénat qu'Edouard Philippe présente son plan de déconfinement. Le discours attire moins de téléspectateurs mais c'est de là que jaillit la lumière pour le clergé. "J'entends le désarroi des croyants, privés de rassemblements et de célébrations, qui ne sont pas seulement une expression de leur appartenance religieuse mais une des sources vivantes de leur foi", développe le Premier ministre. Saluant les "propositions" formulées par "beaucoup de cultes" sur le plan sanitaire, il fait une annonce surprise :
Le gouvernement est prêt à étudier la possibilité que les offices religieux puissent reprendre à partir du 29 mai.
Le travail de sape a payé. Un ange passe et l'épiscopat, réuni en visioconférence au même moment, bat en retraite. Le président de la Conférence des évêques demande à ses troupes "de ne plus exciter le gouvernement", selon un participant cité par Valeurs actuelles (article payant). Des chefs de diocèse n'ont pas goûté la virulence politique de certains de leurs pairs et souhaitent un retour dans le rang, pour ne pas compromettre cet espoir d'une reprise anticipée.
L'Eglise se doit d'autant plus de faire profil bas que l'annonce d'Edouard Philippe suscite rapidement, chez certains musulmans, un sentiment de discrimination. Contrairement à la Pentecôte ou à Chavouot, la fête de l'Aïd el-Fitr, prévue avant le 29 mai, est exclue du nouveau calendrier. Le Conseil français du culte musulman, qui n'a jamais réclamé de reprise pour l'Aïd, se retrouve à jouer les pompiers : tout en calmant ses fidèles, il lance "un appel fraternel aux responsables des autres cultes afin que la reprise des cérémonies religieuses ne soit pas l'occasion de division". Cette demande d'un retour à la date du 2 juin reçoit le soutien des protestants et des juifs, mais pas des catholiques. "Nous n'avons reçu aucune demande formelle", évacue le secrétaire général de la Conférence des évêques.
La résurrection
Lundi 18 mai, peu avant 19 heures. Le Conseil d'Etat ordonne au gouvernement de lever l'interdiction des rassemblements religieux, qui est "disproportionnée" et constitue "une atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de culte. Le juge des référés donne huit jours à l'exécutif pour publier un nouveau décret.
Cinq jours suffiront : dans la nuit du 22 au 23 mai, Christophe Castaner autorise la reprise immédiate des cérémonies religieuses, sous condition de respect des règles sanitaires spécifiques (PDF). Le ministère de l'Intérieur rappelle son "objectif" de voir les cultes patienter jusqu'au "3 juin" avant "une reprise généralisée", le temps d'avoir un bilan sanitaire des trois premières semaines de déconfinement. Certains prêtres s'empressent toutefois de célébrer, le jour même, leur première messe "déconfinée".
Si la Conférence des évêques "se réjouit" de ce redémarrage tant attendu (notamment pour les finances des diocèses, fortement dépendantes des quêtes), elle ne triomphe pas. L'accélération du calendrier n'est pas tant de son fait que le fruit de référés déposés début mai par des organisations identitaires comme le Parti chrétien-démocrate, Civitas ou encore l'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité français et chrétienne (Agrif).
Fières "d'avoir contribué à la libération du culte catholique", ces dernières prennent un malin plaisir à souligner que les évêques, "confinés dans leurs évêchés", n'avaient "pas déposé de requête".
Le 11 mai #Civitas a déposé une troisième requête en référé liberté devant le #ConseildEtat pour rendre la #Messe aux #catholiques, cette fois contre l'article 8 du décret 2020-545 du 11 mai 2020 #rendeznouslamesse pic.twitter.com/78DKAaFmgS
— Civitas (@Civitas_) May 12, 2020
"Civitas et l'Agrif sont des habitués du militantisme judiciaire, rappelle Philippe Portier. Ils ont peu de troupes mais cette stratégie leur permet de marquer des points au sein de l'Eglise et d'entraîner derrière eux une masse de croyants. On retrouve chez eux la notion de 'sainte colère', langage typique de l'extrême droite catholique, qui appelle à défendre la sainteté de l'Eglise en montrant les dents face au pouvoir sécularisé."
"Nous ne pensons pas que notre mode de travail avec le gouvernement soit de faire un procès à l'Etat, se justifie Thierry Magnin, porte-parole de la Conférence des évêques. Nous étions dans un dialogue intelligent et ferme, pas dans un bras de fer. Sans notre travail, le gouvernement n'aurait pas en face de lui une Eglise en état d'organiser la reprise."
Pour autant, certains évêques parmi les virulents plaident pour un changement de stratégie à l'avenir. "Il faut repenser notre rapport aux juridictions administratives", avance ainsi Matthieu Rougé, l'évêque de Nanterre. "Il faut utiliser le droit au maximum", abonde son homologue de Montauban, Bernard Ginoux. Confinée ou pas, l'Eglise continue de chercher sa place au sein de l'Etat.
L'Eglise contre-attaque
Mardi 28 avril, peu avant 16 heures. A l'Assemblée nationale, Edouard Philippe présente sa stratégie de déconfinement en vue du 11 mai, sous le regard de 14 millions de téléspectateurs et de 120 évêques anxieux. "Je sais l'impatience des communautés religieuses, lâche le Premier ministre. Les lieux de culte pourront rester ouverts mais je crois qu'il est légitime de demander de ne pas organiser de cérémonie avant cette barrière du 2 juin [correspondant à la deuxième phase du déconfinement]." C'est une douche froide pour l'épiscopat, qui n'obtient pas la moindre miette et voit son protocole sanitaire ignoré.
Il n'est pas très élégant, nous ayant demandé un plan, de l'enterrer, sans nous avoir au moins prévenu de cet enterrement.
Aussitôt, certains responsables religieux durcissent le ton. Dominique Lebrun, l'archevêque de Rouen, dénonce "la relégation de la liberté de culte à la dernière roue du carrosse de la nation française". Sur la chaîne KTO, l'évêque de Nanterre, Matthieu Rougé, accuse l'exécutif d'avoir développé "une sorte de tropisme anticlérical et peut-être anticatholique en particulier". Son homologue de Bayonne, Marc Aillet, appelle à ne pas "capituler". L'heure de la révolte a sonné.
Je ne crois pas qu'on puisse capituler sans discussion devant ce qui apparaît comme un manque grave de respect envers les catholiques. Nous sommes des gens responsables, capables, autant que les commerçants et les conservateurs de musées, de prendre des précautions sanitaires.
— Mgr Marc Aillet (@MgrMAillet) April 28, 2020
Les catholiques mobilisent leurs réseaux et reçoivent l'appui de parlementaires de droite, qui écrivent notamment à Christophe Castaner pour soutenir la demande "légitime et raisonnable" des évêques. Le 1er mai, dans Le Figaro, 73 députés et sénateurs des Républicains réclament que le gouvernement revienne sur cette interdiction, qui constitue une "atteinte inédite à la liberté de culte". Le lobbying se poursuit dans les cabinets ministériels et jusqu'à l'Elysée, où l'Eglise cherche à peser de tout son poids. Eric de Moulins-Beaufort y va lui-même de son courrier au chef de l'Etat.
"L'Eglise continue à bénéficier de jeux d'influence et de réseaux qui étaient les siens lorsqu'elle était majoritaire dans la société, décrypte la sociologue Céline Béraud, spécialiste du catholicisme à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Conscientes de cette place singulière dans les rapports avec l'Etat, les autorités catholiques se sont d'autant plus autorisé ce lobbying qu'Emmanuel Macron, depuis le début de son mandat, leur avait plusieurs fois tendu la main, notamment dans son discours des Bernardins devant les évêques en 2018."