Les pénuries de médicaments ont pris de l'ampleur en France : on vous explique pourquoi en cinq graphiques
Les ruptures de stock de médicaments sont de plus en plus nombreuses, concernent de multiples pathologies et ont des conséquences parfois fatales. Grâce à de nouvelles données partagées par l'Agence de sécurité du médicament, voici un tour d'horizon de ce phénomène que l'Etat tente d'endiguer.
C'est un phénomène de plus en plus fréquent, et dont les conséquences sont dramatiques pour certains patients : des médicaments, parfois vitaux, en rupture de stock ; des hôpitaux incapables de soigner des malades avec le traitement souhaité. Jeudi 9 septembre, sur France 2, l'émission "Complément d'enquête" consacre son numéro au phénomène de pénurie de médicaments.
En 2020, pas moins de 2 446 signalements ont été rapportés à l'Agence nationale de sécurité du médicament, l'ANSM, par des laboratoires qui constataient ou craignaient des ruptures de stock. On en dénombrait moins de 600 trois ans plus tôt. Dans le cadre de la diffusion de l'émission, franceinfo a obtenu de nouvelles données pour décrypter le phénomène. Elles permettent de dresser le portrait des signalements pour ruptures de stock, ou risques de ruptures de stocks de médicaments, en 2020.
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Le nombre de signalements explose depuis cinq ans
En 2020, 2 446 signalements de rupture de stock ont été effectués : c'est presque trois fois plus qu'en 2018. On en comptait seulement 89 en 2010, d'après les données présentées par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
Si ces chiffres grimpent, c'est en partie parce que le thermomètre a changé. En 2016, un décret a renforcé la vigilance autour des "médicaments d'intérêt thérapeutique majeur" (MITM), pour lesquels les entreprises pharmaceutiques ont désormais l'obligation de prévenir sans délai l'ANSM en cas de rupture d'approvisionnement. Pour 2020, l'ANSM précise que "la forte augmentation du nombre de signalements est liée à la demande (...) aux laboratoires de déclarer les risques de ruptures et ruptures de stock le plus en amont possible, et aux dispositions de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2020 qui renforce les sanctions financières pour les laboratoires ne respectant pas leurs obligations en la matière."
Mais même si cette contrainte légale a fait augmenter les chiffres au fil des années, c'est bel et bien le phénomène de pénurie en lui-même qui devient plus aigu. Pour les traitements anti-cancéreux par exemple, une enquête Ipsos commandée par la Ligue contre le cancer en 2018 révélait que trois professionnels sur quatre avaient constaté une aggravation des pénuries de médicaments en dix ans. Un sondage réalisé par France Assos Santé estimait, lui, qu'un Français sur quatre avait déjà été confronté à une pénurie de médicaments.
Et cette augmentation ne concerne pas que la France, confirme à franceinfo Yann Mazens, conseiller technique chez France Assos Santé : "Quand on échange avec nos collègues des pays voisins, on voit qu'ils sont aussi très confrontés au sujet, c'est une impression qui est partagée."
Une année 2020 marquée par le Covid-19
Contactée par franceinfo et "Complément d'enquête", l'ANSM nous a transmis de nouvelles données, détaillant les 2 446 signalements pour rupture de stock et risques de rupture de stock effectués en 2020. L'analyse par mois se montre parlante : mars et avril ont vu respectivement 357 et 343 notifications, contre un chiffre variant entre 150 et 250 notifications mensuelles le reste de l'année.
Ce pic du printemps 2020 est dû aux tensions d'approvisionnement sur les marchés internationaux, alors que de nombreux pays fermaient leurs frontières pour lutter contre la pandémie de Covid-19. La France dépend en très grande majorité de la Chine et de l'Inde, qui produisent, sinon les médicaments, les principes actifs nécessaires à leur élaboration. "Nous ne pouvons pas continuer à dépendre à 80% ou 85% de principes actifs pour les médicaments qui sont produits en Chine, ce serait irresponsable et déraisonnable", déclarait Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, en février 2020.
Même en dehors du contexte lié au Covid-19, cette forte dépendance aux pays asiatiques a parfois montré ses limites. En 2017, pour lutter contre les émissions polluantes, la Chine a limité l'alimentation en électricité de plusieurs zones industrielles, où sont installées notamment des usines pharmaceutiques. Conséquence directe, une pénurie mondiale d'amoxicilline (un antibiotique) et d'acide clavulanique (utilisé avec) a été observée, détaille l'Académie nationale de pharmacie.
Le Covid-19 a aussi laissé sa marque dans les pénuries de médicaments du côté de la demande. Avec le curare, notamment, devenu stratégique pour prendre en charge des patients en réanimation. Dans les données transmises par l'ANSM, on retrouve une douzaine de signalements, en mars et avril 2020, pour le cisatracurium (médicament Nimbex) et le rocuronium – différents noms de ce paralysant.
Les traitements pour les systèmes cardiovasculaire et nerveux davantage touchés
Les données de signalements de 2020 transmises par l'ANSM ne sont pas assez précises pour identifier les familles thérapeutiques les plus concernées par des ruptures d'approvisionnement. En revanche, le rapport d'activité de l'agence pour l'année 2019 présente ce classement. Il en ressort que les traitements pour le système cardiovasculaire sont les plus concernés, avec plus d'un signalement sur cinq (22,61%). Viennent ensuite ceux pour soigner le système nerveux et les anti-infectieux.
Dans un précédent classement publié en 2019, le Leem, syndicat de l'industrie pharmaceutique, estimait lui que les anti-infectieux étaient les plus concernés (21%), devant les traitements pour le système nerveux (19%) et les anticancéreux (14%).
Ces ruptures, concernant parfois des médicaments sensibles, sont d'autant plus dramatiques que les professionnels de santé n'ont parfois pas de traitement alternatif. Une étude réalisée fin 2020 par l'UFC-Que Choisir sur un petit échantillon de médicaments en rupture montrait que, dans 18% des cas, "les laboratoires ne proposent tout simplement aucune solution de substitution, laissant entrevoir pour les malades une terrible impasse".
Dans d'autres cas, les industriels renvoient vers un traitement de substitution, ouvrant la voie à de potentielles erreurs de dosage aux conséquences fatales. En 2019, après une rupture de stock d'un médicament appelé le Belustine, une patiente touchée par une tumeur au cerveau est morte après avoir pris une quantité trop importante de Cecenu, traitement de remplacement. Trois cas graves de surdosage ont ainsi été remontés, rapporte l'ANSM dans son rapport annuel de 2019.
Certains laboratoires et certains médicaments plus signalés que d'autres
Les données de signalements de 2020 permettent néanmoins de savoir quels sont les médicaments pour lesquels les laboratoires ont le plus prévenu l'ANSM de tensions d'approvisionnement. Parmi les plus de 180 traitements recensés, arrive en tête l'irbésartan prescrit contre l'hypertension, qui a connu 66 signalements de la part de six laboratoires en 2020.
La cause des tensions d'approvisionnement en irbésartan, ainsi qu'en candésartan, qui arrive en troisième position, est identifiée. En 2019, des lots avaient été rappelés, après la découverte d'impuretés potentiellement cancérigènes. Les pénuries se sont prolongées en 2020, touchant plusieurs pays. Un épisode qui met en lumière les inconvénients de la concentration de la production, selon Yann Mazens, de France Assos Santé. "Quand bien même vous avez des génériques, le fait d'avoir une usine ou deux qui produisent la matière première, dès qu'il y a un problème de production ou de qualité, cela a d'importantes conséquences", déplore-t-il.
Dans les médicaments les plus signalés, on trouve également le rispéridone, traitement contre la schizophrénie, ou le lansoprazole, utilisé pour soigner des inflammations ou ulcères de l'estomac.
Par ailleurs, les laboratoires réalisant le plus de signalements sont Sandoz (Novartis, basé en Suisse), avec 584 signalements, le français Teva (324 signalements) et l'américain Mylan (251). Le géant Sanofi arrive en sixième position, avec 83 notifications. Le graphique suivant présente les dix laboratoires les plus concernés en 2020, parmi les 135 entreprises renseignées dans la base de données de l'ANSM.
Les pénuries concerneraient des médicaments plus anciens
Comment expliquer ces ruptures ? Les laboratoires invoquent des problèmes d'approvisionnement, des incidents de production ou une demande mondiale accrue. Mais depuis plusieurs années, différents acteurs et observateurs du marché pharmaceutique dénoncent aussi les stratégies économiques, pointant le fait que de nombreux médicaments en rupture sont anciens, peu coûteux, et donc moins rentables à produire pour les industriels.
Une étude réalisée à partir des 3 530 signalements auprès de l'ANSM entre 2012 et 2018 a montré que 63,4% des médicaments en rupture avaient une autorisation de mise sur le marché vieille de plus de 10 ans. De quoi faire baisser les prix, et donc potentiellement l'intérêt des entreprises pharmaceutiques à produire ces traitements. Un constat que l'Académie nationale de pharmacie faisait elle-même en 2018 : "Le prix de certains anticancéreux ou antibiotiques anciens n'étant pas actualisé voire non soutenu dans un marché compétitif pour les produits nouveaux, cela conduit à des marges trop faibles pour que les industriels investissent dans les structures de production, ce qui peut amener parfois à l’arrêt de la commercialisation."
Pour lutter contre les pénuries de médicaments et sécuriser les approvisionnements, un décret a été publié en mars, et est entré en vigueur ce 1er septembre, exigeant des laboratoires qu'ils prévoient un stock de deux mois pour les "médicaments d'intérêt thérapeutique majeur" (MITM) qu'ils commercialisent. Une réserve de sécurité jugée insuffisante par certains spécialistes, comme le sénateur Jean-Pierre Decool, auteur d'une mission d'information sur les pénuries de médicaments. "Nous avons, avec des professionnels de santé, évalué les pénuries à 14 semaines", une période que les nouveaux stocks ne suffiraient pas à couvrir. "C'est presque de l'enfumage", tranche-t-il, au micro de "Complément d'enquête", diffusé ce jeudi sur France 2.
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