Autour de la première "salle de shoot" de France, riverains et toxicomanes se côtoient malgré eux
Après des années de débats, la première "salle de consommation à moindre risque" de France ouvre vendredi à Paris, près de la gare du Nord, un secteur très fréquenté par les toxicomanes. Reportage.
Un attroupement se forme autour d'un homme longiligne en parka grise. On lui tend de la monnaie ou un billet plié, il fouille dans son sac à dos et glisse dans les mains tendues des doses de drogue. Les clients attendent ensuite leur tour devant les toilettes publiques toutes proches, où ils se droguent à l'abri des regards. La scène se déroule en pleine journée sur le trottoir situé en face de l'entrée de l'hôpital Lariboisière, à deux pas de la gare du Nord, dans le 10e arrondissement de Paris.
Le secteur est la principale zone de consommation de stupéfiants de la capitale. Après des années de débats et de controverses, il a été choisi pour accueillir la première "salle de consommation à moindre risque" de France. Cette "salle de shoot", comme il en existe déjà depuis trente ans en Suisse et ailleurs en Europe, ouvre, vendredi 14 octobre, dans une annexe anonyme de l'établissement hospitalier, rue Ambroise-Paré.
"Je n'ai pas envie d'aller dans leur laboratoire"
Jacky, le blouson de cuir aussi fatigué que son regard caché derrière ses dreadlocks, est l'un de ces toxicomanes qui sillonnent le quartier et attendent leur tour devant la sanisette. Il est accro à l'héroïne et à la méthadone depuis plusieurs années. Il a arrêté de tenir le compte exact. Et il n'a pas l'intention de mettre les pieds dans cette "salle de shoot". "Je n'ai pas envie d'aller dans leur laboratoire", dit-il d'une voix posée. "Tout ça, c'est pour mieux nous surveiller, nous recenser, savoir qui consomme quoi et combien, affirme-t-il, méfiant. Moi, j'essaie de ne déranger personne."
La "salle de shoot" vient compléter le dispositif mis en place dans le secteur pour venir en aide aux toxicomanes et tenter d'encadrer leurs pratiques. L'association Gaïa Paris, qui va gérer cette nouvelle structure, l'Espace Gaïa, gare depuis plusieurs années son bus de prévention dans le quartier. Devant l'entrée des urgences, une corbeille pleine de jetons (des pièces dorées) est posée. Ils permettent aux toxicomanes de retirer des kits de seringues stériles dans les distributeurs installés par l'association Safe autour de l'enceinte de l'hôpital, rue de Maubeuge et boulevard de la Chapelle.
"C'est plus propre et plus sûr"
Un jeune homme en sweat bleu s'arrête quelques secondes, le temps de retirer deux kits à crack de la machine. Il est "au courant" de l'ouverture de la "salle de shoot". Il ira "peut-être". Il parle à toute vitesse avec un accent slave. "La 'salle de shoot', c'est bien, lâche-t-il. Ça évite d'aller dans un parking ou aux toilettes publiques. C'est plus propre et plus sûr." Il disparaît. En attendant, certains toxicomanes, à peine leurs kits ouverts, consomment leur drogue à même le trottoir, laissant sur le sol les reliefs de leur addiction.
Depuis sa fenêtre, Jean contemple cette vie de quartier qu'il a vu se dégrader. Cela fait trente-huit ans qu'il vit ici, dans ce spacieux appartement d'un immeuble haussmannien. Comme bon nombre de ses voisins, le retraité, ancien professeur de biologie à l'université, a accroché pancartes et banderoles pour clamer son hostilité à la "salle de shoot". "Avec les drogués, on se côtoie, mais on vit dans deux mondes différents", explique le riverain.
"On n'a pas du tout envie d'avoir ça sous ses fenêtres"
"Cela peut paraître extrêmement égoïste de dire ça, mais on n'a pas du tout envie d'avoir ça sous ses fenêtres", s'excuse Jean, assurant aussitôt : "On n'est pas fondamentalement contre la démarche, les associations font un travail utile. Mais on a le sentiment qu'au fil des années, la présence de drogués a augmenté dans le quartier", estime Jean, qui s'interroge : comment cela a-t-il commencé ? Les opérations de police, menées ailleurs dans Paris, n'ont-elles pas repoussé les drogués vers ce secteur ? Et l'installation de distributeurs de seringues n'a-t-il pas fixé la population de toxicomanes ici ?
"Maintenant, il y a cette 'salle de shoot'. On fixe un endroit dédié à la consommation de drogue", déplore le retraité qui "espère que cela ne créera pas un appel d'air". "Est-ce que cela va rester comme ça ? Est-ce que ça ne va pas attirer d'autres drogués plus durs ? Quelle sera la part des dealers autour ?" Le retraité se pose beaucoup de questions.
"Nous ne laisserons rien passer"
Un "comité de voisinage" a été mis en place, afin d'apaiser un peu les tensions avec les associations et collectifs de riverains qui ont vu le jour contre le projet. Et des réunions régulières sont organisées avec les pouvoirs publics pour faire le point sur l'évolution de l'expérimentation.
Y aura-t-il moins de seringues et de flacons abandonnés sur les trottoirs, moins de bagarres en pleine rue, de déjections et de marginaux dormant au pied des immeubles ? Michel Champon, président de l'association Vivre Gares du Nord & Est, qui siège autour de la table, promet de veiller au grain. "Nous serons vigilants et intransigeants. Le cahier des charges devra être respecté. Nous ne laisserons rien passer, prévient-il. Théoriquement, cette 'salle de shoot' est destinée à la population toxicomane déjà sur place. Elle n'a pas vocation à attirer des drogués extérieurs supplémentaires."
Les membres du Collectif des habitants du quartier Saint-Vincent-de-Paul, eux, sont désabusés et refusent désormais de s'exprimer publiquement. Ils souhaitaient que la "salle de shoot" voie le jour ailleurs, plus loin des commerces et des habitations. Ils proposaient de multiplier plutôt les camions de prévention. Ils avaient lancé une pétition. Ils ont perdu la bataille et se résignent à continuer à vivre avec des toxicomanes pour voisins. La "salle de consommation à moindre risque" s'apprête à recevoir 100 à 150 toxicomanes et 300 à 400 passages par jour. Autant d'accros à la drogue qui ne consommeront plus dans la rue.
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