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Drame de Chambéry : comment des soignants en viennent-ils à tuer leurs patients ?

La mise en examen d'une aide-soignante pour pour six empoisonnements et trois tentatives dans une maison de retraite de Chambéry (Savoie) rappelle plusieurs affaires similaires.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
La maison de retraite Le Cesalet Dessous à Chambéry (Savoie), dont une aide-soignante a été mise en examen pour avoir empoisonné neuf patients, dont six mortellemennt, le 12 décembre 2013. (  MAXPPP)

Elle explique avoir voulu "soulager leurs souffrances". Mais elle a été mise en examen pour empoisonnement. Une aide-soignante d'une maison de retraite près de Chambéry (Savoie) est poursuivie après la mort de six pensionnaires. Cette affaire n'est pas sans en rappeler d'autres, en France et en Europe. A chaque fois, le débat sur l'euthanasie et la fin de vie n'est jamais loin.

Pourtant, ces soignants ont été condamnés par la justice pour assassinats. Et ils sont davantage considérés comme des criminels que comme des militants du droit à mourir dans la dignité. Qu'est-ce qui a motivé leur passage à l'acte ? Francetv info déroule le fil.

"C'est moi qui décidais de mettre fin à leurs jours"

Tous justifient leur acte par la "compassion", la volonté d'"abréger les souffrances" de leurs patients. C'est le cas de Roger Andermatt, cet aide-soignant suisse de 36 ans, condamné à perpétuité en 2005 pour l'assassinat ou la tentative d'assassinat de 27 personnes âgées. Il aurait agi, dit-il, "pour soulager des patients souffrant de la maladie d'Alzheimer".

Christine Malèvre, une infirmière française condamnée en 2003 à douze ans de prison pour l'assassinat de six de ses patients, affirme quant à elle que ses actes relèvent de l'"euthanasie" et de l'"aide à mourir" de malades incurables. Cette femme, un temps surnommée "la madone de l'euthanasie", est devenue l'un des porte-drapeaux de l'Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD).

Mais l'examen des faits et ses déclarations ont petit à petit modifié son image. Alors que l'un des objectifs de l'ADMD est "la dépénalisation de l'aide à mourir à la demande lucide et réitérée d'un patient", Christine Malèvre a reconnu avoir "interprété" des paroles et des gestes comme des demandes d'aide à mourir. "Je n'ai jamais agi à la demande de la famille. C'est moi qui décidais de mettre fin à leurs jours", déclare-t-elle aux enquêteurs. C'est l'un des points communs entre tous ces soignants : ils ont agi seuls, sans concertation avec leur équipe ni avec les familles. Et encore moins avec les patients.

Des actes qui n'ont rien d'une "aide à mourir"

Dans l'affaire de Chambéry, "des personnes âgées relativement jeunes, qui ne demandaient absolument pas à mourir, sont aujourd'hui décédées. On doit considérer ces faits comme très graves", constate la ministre déléguée aux Personnes âgées, Michèle Delaunay. Stephan Letter, un infirmier allemand condamné à perpétuité en 2006 pour avoir tué 28 patients, a, selon l'accusation, toujours agi de son propre chef, sans avoir été sollicité ni par les patients, ni par leurs proches. Et dans de nombreux cas, les malades ne pouvaient être considérés comme en fin de vie.

De quoi battre en brèche, selon la justice allemande, la thèse de l'acte de "compassion" revendiquée par l'accusé. Le président du tribunal l'a décrit comme un "égocentrique" qui a tué parce qu'il n'a pas su gérer le poids de la souffrance auquel il était confronté. "Chez un sujet fragile psychologiquement, il peut y avoir la tentation de vouloir éteindre la souffrance de l'autre, qui devient quelque chose d'insupportable", interprète, pour francetv info, Cyrille Lejamtel, psychologue en soins palliatifs. 

Le spectacle de la souffrance devenu insupportable

Cette souffrance peut réactiver le souvenir de la douleur d'un proche en fin de vie. Ludivine Chambet, l'aide-soignante de 30 ans de la maison de retraite de Chambéry, a été très affectée par la mort de sa mère d'une leucémie en juin. "Elles ne pouvaient pas vivre l'une sans l'autre", explique son oncle.

"Elle a peut-être perdu cette distance empathique nécessaire aux soignants au point de s'identifier totalement à la souffrance de ces personnes âgées et de vouloir la faire cesser", suggère le psychologue. L'enquête devra démontrer si elle a administré des psychotropes aux résidents dans l'intention de les tuer ou non.  

Des soignants surmenés et isolés

Le surmenage est un argument souvent invoqué par les personnes mises en cause. Le Suisse Roger Andermatt dit avoir agi, entre autres, "pour se débarrasser d'un travail trop chargé et harassant pour lui et ses collègues".

Cyrille Lejamtel, qui prend en charge des intervenants en soins palliatifs, décele souvent un "épuisement professionnel" chez ces personnes, lié aux conditions de travail et aux dysfonctionnements de l'institution médicale : "Manque d'effectifs, isolement des soignants, manque de contrôle hiérarchique, mauvaise ambiance de travail..." Selon le psychologue, "ce surmenage peut entraîner une perte de contrôle et de la réalité. On ne perçoit plus que la souffrance des patients". Une dérive "sacrificielle" qui peut aboutir, dans de rares cas, à des actes criminels.

Cette solitude du soignant confronté à la fin de vie est évoquée par Christine Malèvre dans son livre Mes aveux, paru en 1999 : "J’avais franchi une frontière invisible, et je l’avais franchie en silence, dans une solitude totale, puisqu'elle est interdite."

Dans cette solitude peut se développer "un sentiment de toute puissance", analyse Damien Le Guay, philisophe et critique littéraire, dans Atlantico. Une "toute puissance" dangereuse. Irène B., une infirmière allemande, condamnée en 2007 à perpétuité pour avoir tué cinq de ses patients, a regrétté, "a posteriori, d'être intervenue dans le destin de ces gens". Pour l'accusation, elle s'est rendue coupable d'avoir voulu être "l'égale de Dieu en s'octroyant le droit de vie et de mort sur les malades".

Une fascination pour la mort ? 

"Pour pallier la difficulté du travail auprès des personnes en fin de vie, il paraîtrait fondamental de mettre en place un travail d'élaboration et de distanciation avec les équipes afin que le 'plaisir de penser' vienne faire obstacle à la pulsion de mort, pour que ces services ne soient pas inscrits dans un clivage vie / mort…", écrit la psychologue Lucile Maucourant dans une étude sur les soins palliatifs.

Travailler dans ce secteur peut-il engendrer une obsession pour la mort, voire même en résulter, à l'image du pompier pyromane ? Selon France Soir, les psychiatres qui ont examiné Christine Malèvre rapportent qu'elle était "fascinée et très attirée par les services où se trouvent des patients en fin de vie".

"Les personnes appelées à travailler en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ephad) ou en soins palliatifs sont sélectionnées sur plusieurs critères, dont leur rapport à la mort", nuance Cyrille Lejamtel. Reste que leur suivi et leur encadrement par la suite laissent à désirer, de l'avis même des professionnels du secteur. Selon l'association des directeurs de services à domicile et d'établissements pour personnes âgées, le drame de Chambéry attire l'attention sur un secteur "notoirement sous-doté".

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