: Témoignages "Je n'imaginais pas me rhabiller et lui dire que je n'en avais plus envie" : qu'est-ce que la "dette sexuelle", que 40% des Français déclarent avoir déjà ressentie ?
Alors que la notion de consentement est au cœur des sujets de société ces derniers temps, 40% des Français assurent avoir déjà ressenti une "dette sexuelle" envers un ou une partenaire, d'après un sondage Ipsos pour Durex.* Homme, femme, en couple, célibataire, d'orientations sexuelles diverses... Le phénomène dépasse les âges et les profils. Mais cette expression de "dette sexuelle", encore relativement peu médiatisée, c'est bien la jeune génération qui l'a faite émerger.
Selon cette étude menée sur quelque 3 000 personnes âgées de 18 ans à 75 ans, une femme sur deux et un homme sur trois déclarent s'être déjà sentis obligés de réaliser une activité sexuelle sans en avoir envie. 43% des femmes et 22% des hommes l'ont fait pour satisfaire le plaisir de leur partenaire. Ils sont 6%, femmes et hommes à égalité, à l'avoir fait pour retenir leur partenaire en couple. Mais les célibataires ne sont pas en reste : 6% des femmes, et même 8% des hommes ont déjà ressenti cette "dette sexuelle" lors d'un rendez-vous, se sentant obligés d'aller plus loin.
La pression de la performance
C'est ce qu'a longtemps ressenti Solène, 31 ans. D'abord dans des relations hétérosexuelles, puis dans des relations lesbiennes, elle explique avoir grandi avec "cette idée que l'activité sexuelle était au centre" de la relation. Au point de devoir toujours performer : "L'impression qu'il fallait répondre à des critères, toujours avoir du désir. Alors qu'en fait, quand je m'écoute vraiment, ce n'est pas le cas."
Avec du recul, elle se rappelle s'être, parfois, forcée elle-même à avoir des rapports sexuels. "Je me disais qu'il fallait le faire même quand je n'en avais pas forcément envie, raconte-t-elle. Je ne voulais pas que ça pose un problème dans mon couple." Un comportement lié à la crainte de créer des tensions en ne se pliant pas aux injonctions de la société, en ne répondant pas à un schéma et à un idéal conjugal répandu dans l'inconscient collectif, que la jeune femme dit avoir ressentie dès ses premières expériences sexuelles. "Il fallait faire sa première fois, plus ou moins jeune, pour le montrer à ses amis", se souvient Solène.
"Dès le premier copain, il y avait cette idée qu'il fallait faire l'amour plusieurs fois par semaine. Que si le rythme diminuait avec le temps, ce serait problématique. Alors que ce n'est pas révélateur d'un souci dans le couple."
Solèneà franceinfo
Depuis plusieurs années, Solène indique avoir pris conscience de ce schéma : "Ça se rapproche de la question du consentement et du 'non' qui n'est pas forcément explicite. J'ai appris à davantage m'écouter, à questionner mes partenaires et à mieux communiquer. Je suis plus attentive à ça. Il y a plein de facteurs qui jouent sur la libido : le stress, la fatigue, le travail. On n'a pas toujours les mêmes envies en même temps et il faut se le dire."
Cette prise de conscience est liée à la libération de la parole et à l'amplification de mouvements féministes, rapporte la jeune femme : "On apprend à déconstruire tout ça. On a beaucoup de nouvelles représentations de la sexualité que ce soit dans les médias, à la télé ou dans des films. La pénétration et l'orgasme ne sont pas forcément des finalités." Un cheminement facilité, dit-elle, par ses relations lesbiennes : "De femme à femme, j'ai l'impression que c'est plus facile."
"Je me disais qu'il irait voir ailleurs"
Déconstruire, c'est aussi ce qu'a fait Gabrielle*, 26 ans. Dans une relation hétérosexuelle depuis plusieurs années, elle souffre de vestibulodynie, un syndrome caractérisé par une douleur intense à l'entrée du vagin, notamment lors d'une pénétration. Impossible pour elle d'avoir un rapport avec pénétration sans ressentir des douleurs. C'est l'apparition de ce trouble qui lui a fait prendre conscience de ce sentiment de "dette sexuelle". "J'ai mis un an avant de le dire à mon compagnon parce que j'avais honte. Je me disais que si j'avais des problèmes à ce niveau-là, il irait voir ailleurs parce qu'il trouverait une fille qui couche souvent avec lui. C'est horrible comme sensation", raconte la jeune femme.
"Je me forçais à avoir des rapports avec lui, même si j'avais mal. Comme si c'était nécessaire."
Gabrielleà franceinfo
Elle précise s'être mise cette pression toute seule : "Lui n'était au courant de rien. C'est moi qui me suis imposé ça, parce que la société te dit qu'il faut coucher régulièrement quand tu es en couple." C'est finalement avec son compagnon qu'elle a appris à s'affranchir des injonctions : "Il a été ultra-compréhensif, c'est lui qui m'a dit : 'Non, si tu as mal, on ne va pas continuer comme ça'." Ensemble, le couple a appris à réinventer sa sexualité.
Mais le sujet s'invite régulièrement dans les conversations avec des amis ou des collègues de travail qui ont, parfois, du mal à envisager sa situation : "Je pense que ça évolue ces dernières années. Ma génération est beaucoup plus ouverte à l'idée d'imaginer d'autres manières de s'aimer. Mais si j'en parle avec des plus âgés, comme la génération de mes parents, ce n'est absolument pas la même chose."
"Maintenant qu'on en est là, on va au bout"
Ce sentiment se constate aussi en dehors de la sphère conjugale. Paul, 25 ans, en a fait l'expérience, à la fin d'un "date", un simple verre entre célibataires, avec un garçon dont il avait fait la connaissance sur une application de rencontres. Après un premier verre dans un bar, "une chose en entraînant une autre, il me propose de rentrer chez lui et j'étais assez tenté", raconte le jeune homme. Finalement, le désir s'essouffle et une fois au lit, le jeune homme se rend compte qu'il n'a pas envie d'un rapport sexuel : "Je n'imaginais pas me rhabiller et lui dire que je n'en avais plus envie. On était déjà à poil, ce n'était pas possible de lui dire à ce moment-là. Je me suis dit : maintenant qu'on en est là, on va au bout. Et puis, je lui avais envoyé des signaux positifs toute la soirée."
Paul raconte un rapport sexuel "absolument consenti" et ajoute que son partenaire ne pouvait pas se douter de sa réticence : "Je le savais bienveillant et à l'écoute. Je savais qu'il comprendrait. C'est vraiment moi qui ai culpabilisé et qui n'ai pas réussi à exprimer mon refus." Le jeune homme explique avoir "appris à être assez catégorique" mais reconnaît s'être plusieurs fois retrouvé dans des situations comparables : "C'est un truc de circonstances. Quand tu rencontres quelqu'un sur une application, l'objectif est assez explicite. Il y a presque l'idée que le contrat est signé d'avance."
De la même manière, les célibataires qui n'ont pas d'activité sexuelle fréquente font souvent l'objet d'interrogations, d'une pression plus ou moins perceptible qui résulte d'injonctions sociales suggérants une supposée "normalité".
La "dette sexuelle", notion voisine du devoir conjugal
La "dette sexuelle" concerne autant les femmes que les hommes. C'est ce que constate régulièrement Capucine Moreau, sexologue et thérapeute de couple : "On en parle un peu plus pour les femmes que pour les hommes, surtout dans le climat actuel, et c'est bien normal. Mais c'est peut-être encore moins conscient côté masculin parce que les hommes ont été construits avec cette idée qu'ils sont toujours censés vouloir du sexe."
Au fil de ses consultations en cabinet, la sexologue reçoit de nombreux hommes pour qui le sujet est particulièrement tabou : "Ils se disent souvent : 'Je suis censé avoir toujours envie, donc si je n'ai pas envie, je ne suis pas un homme'." Chez les femmes aussi, les constructions sociales sont particulièrement en cause : "On a beaucoup entendu que pour garder un homme ou pour être séduisante, il fallait le satisfaire au lit. Des deux côtés, ça vient beaucoup de la notion de devoir conjugal qui a longtemps été légale. Ça apparaît comme une construction hétéronormée ; mais ça se retrouve aussi chez les couples homosexuels."
Il est toutefois essentiel de distinguer le sentiment de "dette sexuelle" d'une agression. "Cette impression d'être redevable d'une activité sexuelle, on se l'impose à soi-même."
"Écouter son corps et déculpabiliser"
Capucine Moreau souligne que l'essentiel est de réapprendre à écouter son corps : "J'accompagne beaucoup d'hommes qui disent qu'ils ont des troubles de l'érection. Souvent, je leur demande : mais vous aviez envie ? Et la réponse est non. Ils ne font pas le lien entre ne pas avoir de désir et ne pas avoir d'érection. Ce ne sont pas des troubles, c'est juste une non-envie corporelle. Il y a une déconnexion du corps."
Essentiel aussi de se déculpabiliser malgré la prise de conscience de ce schéma : "On a le droit de voir qu'on est dedans. C'est le cas d'à peu près tout le monde, donc il peut y avoir du chemin et ce n'est pas forcément un drame. Il ne faut pas rajouter de la culpabilité en se disant qu'on s'est imposé tout ça à soi-même."
"C'est tellement ancré et culturel que ça demande un gros travail individuel."
Capucine Moreau, sexologueà franceinfo
Reste que la "dette sexuelle" n'est pas toujours perceptible, assure Capucine Moreau : "Il y a ceux et celles qui sont en capacité d'en être conscients, et d'autres pas forcément sur le moment". Selon le sondage Ipsos pour Durex, 63% des 55-75 ans disent ne pas se sentir "concernés" par ce concept : "Parfois, j'ai des personnes de 40, 50, 60 ans qui réalisent des années après qu'elles étaient dans ce schéma-là inconsciemment", souligne la sexologue.
*Le prénom a été modifié
Méthodologie : Étude réalisée par Ipsos du 16 au 18 janvier 2024 auprès d'un échantillon de 3 000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans à 75 ans constitué selon la méthode des quotas, au regard des critères de sexe, d'âge, de catégorie socioprofessionnelle et de région de résidence.
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