Karyn Poupée : "Pour les Japonais, les robots ont une âme"
Le Japon est le pays le plus robotisé du monde. Pourquoi cet engouement pour les robots au pays du Soleil-Levant ? François Lenglet a interrogé Karyn Poupée, journaliste et spécialiste de la société nippone, pour "L'Angle éco" du lundi 8 juin.
Le premier robot humanoïde japonais daterait de 1928. Pays le plus automatisé au monde, le Japon est aujourd'hui considéré comme le berceau de la robotique. Jusqu'en 2000, il produisait jusqu'à 90% des robots vendus à travers le monde. Comment expliquer cet intérêt, voire cette passion des Japonais pour la robotique ? Quels rapports entretiennent-ils avec les robots ? Pour L'Angle éco du lundi 8 juin, François Lenglet a rencontré à Tokyo Karyn Poupée, journaliste et spécialiste de la société japonaise. Elle est l'auteur de l'ouvrage Les Japonais, paru en 2012 aux éditions Tallandier.
François Lenglet : Karyn Poupée, vous êtes l'auteur du livre "Les Japonais", un véritable portrait de la société nippone. Comment expliquer l'enthousiasme de ce peuple à l'égard des robots ?
Karyn Poupée : Plusieurs facteurs entrent en jeu. Vous avez des facteurs historiques, culturels et religieux. Les Japonais ont développé une passion pour la fabrication des choses. Ils aiment les choses fabriquées, artificielles, et ils aiment enseigner la manufacture. Le problème, c'est que l'homme ne peut pas toujours tout faire avec ses mains. Le robot, lui, peut faire à la place de l'homme. Les Japonais aiment ainsi analyser les gestes des humains afin de les reproduire avec des machines. On parle beaucoup des robots humanoïdes, mais il y a bien d'autres robots. Des machines, des automates qui existent depuis très longtemps. Les Japonais entretiennent une certaine amitié vis-à-vis des machines, en particulier vis-à-vis des robots.
Comment expliquer cela ?
Les Japonais considèrent que les machines ont une âme. Ce ne sont pas uniquement des objets que l'on utilise et que l'on jette. Une machine, ce n'est pas du consommable, c'est quelque chose qui vit avec nous et qui nous rend service. Nous devons donc la respecter. D'autant plus que les robots peuvent développer de nombreuses capacités que nous leur enseignons. Plus leurs capacités sont proches de celles des hommes, plus nous allons pouvoir leur accorder des sentiments. Le facteur religieux joue également un rôle dans cette vision des choses. Tous ces éléments font que l'on prête volontiers une âme aux machines et aux robots. Ici, on imagine même confier la garde d'enfants à des robots. C'est une conception très difficile à comprendre pour un public occidental. Il faut s'immiscer dans la société japonaise, y vivre pour comprendre cette manière de raisonner.
Des problématiques économiques poussent également les Japonais vers les robots ?
Oui, naturellement. Nous observons une raréfaction de la main-d'œuvre, un vieillissement de la population qui va s'accélérer. Aujourd'hui, 25% des Japonais ont plus de 65 ans. D'ici à 2050 ou 2060, ils représenteront plus de 40% de la population – alors que seulement 13% des Japonais ont moins de 15 ans. La population active diminue d'année en année, et ce phénomène est amené à s'amplifier. Pour combler ce manque, il y a une première solution : le travail des femmes. L'activité des Japonaises est inférieure à celle des femmes dans n'importe quel autre pays industrialisé. La deuxième solution, ce sont les robots. Les travailleurs immigrés viennent après.
Pourquoi l'immigration est-elle si faible ici ?
La population japonaise est insulaire, elle est encore relativement fermée. De nombreux facteurs entrent en jeu. Le pays considère que la culture japonaise est difficile à appréhender pour quelqu'un qui ne la connaît pas depuis sa naissance. Il y a également la barrière de la langue – le japonais est considéré comme la cinquième langue la plus difficile à apprendre. Et si les Japonais acceptent finalement de la main-d'œuvre étrangère, il s'agira avant tout d'ingénieurs, de médecins... Des têtes plutôt que des bras. Les bras, ce seront les robots. Car les robots sont faciles : nous les programmons, ils font ce que nous leur disons de faire, quand nous leur disons de le faire. Ils ne font pas grève, ils ne font pas d'erreurs... Et s'ils en font, ce n'est pas grave, on les remplace ! Ils travaillent 24 heures sur 24, donc ils sont considérés comme la solution idéale.
Il y a également une certaine satisfaction, une certaine fierté japonaise à avoir conçu des machines capables de réaliser une tâche du début à la fin. Vous savez, le Japon est sorti complètement exsangue de la Seconde Guerre mondiale. Il a tenté de chercher ce qui pouvait le faire renaître sur la scène internationale. La seule ressource naturelle dont le pays disposait, c'était sa matière grise. Il l'a mise à profit pour fabriquer des machines, et cela lui a réussi. Grâce à ses technologies, le Japon est devenu la deuxième puissance économique mondiale dans les années 1960. Cette fierté est toujours présente.
Dans les pays occidentaux, les gens ont une véritable crainte d'être remplacés par les robots. Ici, au Japon, nous avons le sentiment que ce n'est pas du tout le cas.
Non, car les robots sont considérés comme des amis. Les machines sont nos alliées. Nous allons travailler avec, mais elles ne vont pas nous remplacer ou nous voler nos emplois. Hiérarchiquement parlant, nous serons même au-dessus des robots. Nous allons leur apprendre ce qu'ils ont à faire. L'approche japonaise est plutôt de se dire que les robots sont là pour faire tout ce qui est "ingrat", tout ce qui n'est pas intéressant dans notre travail. Ils sont faits pour réaliser des tâches répétitives et pour apprendre à réfléchir de mieux en mieux. Mais s'ils arrivent à réfléchir, c'est parce que l'homme leur aura appris à réfléchir. C'est une robotisation sous contrôle humain. Et c'est cette vision de l'intelligence croissante des robots qui fait que les Japonais les voient comme des alliés. Ici, on se dit que puisqu'ils ont la capacité de réfléchir, les robots peuvent devenir nos amis.
Les robots font-ils l'objet d'une certaine attention, d'une certaine politique de la part du gouvernement japonais ?
Oui, bien sûr. Les autorités japonaises ont conscience que c'est grâce aux technologies que le pays a réussi à se redresser économiquement après la guerre. Ces dernières années, le rayonnement technologique du Japon a quelque peu reculé. C'est une priorité politique de le restaurer. Les entreprises en ont conscience également. Et les robots peuvent être un instrument de cette renaissance japonaise. Mais contrairement à l'après-guerre, les Japonais devront désormais s'associer à des étrangers pour créer des machines "parfaites". Ils devront faire des compromis sur l'acceptation de technologies qui ne sont pas japonaises.
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