Narcotrafic : ce que contient le rapport de la commission d'enquête du Sénat
Expansion territoriale du trafic, corruption d'agents publics, manque de moyens des acteurs de terrain… La commission d'enquête du Sénat sur l'état du narcotrafic en France a rendu ses conclusions (document PDF), mardi 14 mai. Elle dresse un bilan accablant de la situation et dessine en creux, dans la première partie du rapport, le portrait d'un pays submergé par ce marché criminel. Pour y remédier, les sénateurs de la commission d'enquête formulent, dans un second temps, une série de propositions afin de mettre en place une "stratégie globale et ambitieuse" pour sortir le pays "du piège du narcotrafic". Franceinfo résume l'essentiel des conclusions de ce rapport parlementaire.
Un bilan alarmant pour la France, tombée "dans le piège du narcotrafic"
C'est "un des enseignements majeurs de la commission d'enquête", selon les sénateurs : désormais, le narcotrafic a gagné les villes moyennes, voire petites, et les zones rurales. "Si la campagne connaissait bien la tournée du livreur de lait ou de pain, elle connaît aujourd'hui la tournée du dealer", écrivent les parlementaires, qui n'hésitent pas à mettre les pieds dans le plat. Par ailleurs, les parlementaires soulignent que les outre-mer sont très exposés, car ces territoires constituent "des zones de 'rebond', utilisées par les trafiquants comme autant de portes vers l'Europe". "On n'est pas encore un narco-Etat", a toutefois rappelé le sénateur socialiste Jérôme Durain, président de la commission d'enquête.
Tous les interlocuteurs de la commission d'enquête se sont accordés sur un point majeur : l'action des réseaux évolue à grande vitesse pour s'adapter à celle des services répressifs. Ainsi, à l'image du monde du travail traditionnel, le trafic de drogue est, lui aussi, concerné par le phénomène d'ubérisation, en particulier en Seine-Saint-Denis et à Marseille, "territoires saturés par les trafics de stupéfiants". "Les trafiquants ont donc recours à des méthodes de vente particulièrement agressives pour garder ou gagner des parts de marché", observent les sénateurs.
Une "flambée des violences" liée au narcotrafic
Les parlementaires insistent : la situation s'accompagne "d'une flambée de violence particulièrement spectaculaire et inquiétante". La cité phocéenne est ainsi gangrenée par le narcotrafic : 49 personnes ont été tuées en 2023, dont quatre victimes collatérales, dans la guerre de territoires qui opposent des gangs rivaux. Les parlementaires notent aussi que le taux d'homicide est très élevé dans la zone Antilles-Guyane, "largement [à cause des] règlements de compte liés au trafic de stupéfiants".
D'après le rapport, "la violence débridée utilisée par les narcotrafiquants ne touche plus seulement les chefs de ces réseaux criminels", mais aussi les délinquants de moyenne envergure et les "petites mains". La commission exprime une vive inquiétude face à un autre constat : "Le passage en prison est devenu un 'risque du métier' intégré mais temporaire qui ne nuira que très peu à [la] carrière criminelle" des trafiquants.
Une augmentation de la corruption
La commission s'alarme également de l'émergence, "encore embryonnaire, mais non moins
inquiétante", de la corruption des agents publics et privés. Pour Jérôme Durain, "il est temps de réagir avant de connaître le même sort que les pays voisins". Il considère qu'"il n'y a pas de corruption de basse intensité". Il propose en outre que "les commerces de façade", qui servent à blanchir l'argent de la drogue, fassent "l'objet de fermetures administratives".
Pendant six mois, de nombreux acteurs de premier ordre, tels que des magistrats, policiers, gendarmes, élus, ou encore ministres ont été auditionnés par la commission. Ils ont prévenu tour à tour que la corruption permettait au trafic de prospérer. "Aucune profession n'est épargnée : dès lors que les trafiquants offrent des sommes extrêmement élevées, certains personnels peuvent céder, à un moment donné, à l'appel de ces sirènes criminelles", a souligné, fin novembre Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Office anti-stupéfiants (Ofast). "Chaque personne a un prix et les moyens de ces réseaux sont quasiment illimités. Oui, on constate une augmentation de la corruption", a pour sa part affirmé le procureur de la République à Marseille, Nicolas Bessone.
Le plan antistupéfiants jugé "famélique, indigent"
Au travers de ce rapport, les membres de la commission d'enquête étrillent aussi la gestion de l'exécutif, qui n'a pas pris selon eux la juste mesure du narcotrafic, notamment dans le plan antidrogue que le gouvernement doit présenter prochainement. "On l'a jugé famélique, indigent. Cela semble évoquer que la question du narcotrafic n'a pas été jugée à sa juste mesure par l'exécutif", a affirmé, mardi matin, le sénateur Les Républicains Etienne Blanc, rapporteur de la commission. "Les magistrats ont expliqué que la complexité du code de procédure pénale présentait un certain nombre de failles qui faisaient tomber toute une procédure", a souligné le sénateur en conférence de presse.
En outre, Etienne Blanc a évoqué les manques "criants de moyens humains, techniques et juridiques". "Ce qui ressort des auditions, c'est aussi le désarroi des acteurs de terrain qui demandent des moyens, des outils pour lutter à armes égales", a abondé auprès de l'AFP Jérôme Durain.
La commission s'est aussi montrée critique sur le bilan des opérations "places nettes" et "places nettes XXL", vantées par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin et lancées en grande pompe par Emmanuel Macron à Marseille, avec des moyens considérables déployés. "Elles sont utiles, mais les résultats sont modestes", analysent les sénateurs. Les parlementaires insistent sur l'importance de taper les trafiquants au porte-monnaie. Etienne Blanc a rappelé que le chiffre d'affaires du trafic de drogue en France représentait "entre 3 et 6 milliards d'euros" par an. Mais, a-t-il ajouté, "seulement 100 millions d'euros sont saisis".
La création d'un parquet national antistupéfiants
Pour éradiquer le trafic de drogue, la commission se positionne en faveur de la création d'un parquet national antistupéfiants, une autorité supérieure, calquée sur le parquet national financier, pour superviser l'ensemble du dispositif anti-stupéfiants et permettre de se concentrer sur les affaires les plus importantes. Ils veulent aussi faire de l'Ofast une "DEA à la française", en lui donnant pleine autorité sur les services de terrain, sur le modèle de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale américaine créée au début des 1970 et chargée de la lutte contre le trafic des drogues aux Etats-Unis.
"Ce nouveau parquet permettra de spécialiser et d'incarner la lutte contre le narcotrafic (…). Cela implique une véritable autorité sur les enquêtes et des moyens à la lutte", ont annoncé Jérôme Durain et Etienne Blanc. Cependant, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, cpmme les patrons de la police et de la gendarmerie Frédéric Veaux et Christian Rodriguez, ont rejeté cette suggestion lors de leurs auditions respectives devant la commission. Ils estiment que l'Ofast est "le bon outil".
En revanche, les sénateurs proposent une série de recommandations afin de faciliter le recours aux "repentis", qui font écho aux pistes annoncées par le ministre de la Justice pour lutter contre le "haut du spectre" du narcotrafic. De fait, fin avril, Eric Dupond-Moretti a proposé d'instaurer un "véritable statut du repenti", en s'inspirant de ce que font les Italiens "avec beaucoup d'efficacité", ainsi que de créer un parquet national dédié à la lutte contre la criminalité organisée.
Par ailleurs, les sénateurs suggèrent de mettre la procédure pénale à la hauteur des enjeux en créant un dossier "coffre" (contenant les éléments sur les techniques utilisées par la police qui ne seraient pas divulgués à la défense) et en facilitant le recours aux techniques spéciales d'enquête. "Le problème est maintenant dans les mains du politique. Tout le monde a pris conscience de l'ampleur du phénomène", a déclaré à l'AFP Etienne Blanc, qui estime que la guerre contre le narcotrafic n'est pas perdue.
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