Education affective et sexuelle à l'école : comment les conservateurs et l'extrême droite font pression sur le ministère pour remanier le programme

Alors que les organisations et médias de droite dure et d'extrême droite font campagne contre les mentions relatives au genre, Anne Genetet a quelques jours pour valider le texte qui entrera en vigueur l'année prochaine.
Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
A l'école des Sacrés Cœurs, à Boissy-Saint-Léger (Val-de-Marne), le 5 novembre 2024. (MARIE MARTIROSSIAN / FRANCE BLEU PARIS / MAXPPP)

Face à l'offensive conservatrice, Anne Genetet reculera-t-elle ? Alors que le programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle doit être présenté mi-décembre devant le Conseil supérieur de l'éducation (CSE), avant sa publication officielle, le ministère de l'Education nationale semble se perdre dans le contenu du texte promis en 2023 par l'ancien titulaire du poste, Pap Ndiaye. L'objectif est de mettre en œuvre les trois séances annuelles obligatoires depuis 2001, mais qui sont peu proposées aux élèves dans les faits.

L'actuelle ministre Anne Genetet a martelé, jeudi 28 novembre, que "la théorie du genre n'existe pas, elle n'existe pas non plus dans le programme". Mais son binôme Alexandre Portier, délégué à la Réussite scolaire, a estimé mercredi que le projet n'était "pas acceptable". Il s'est engagé à ce que la "théorie du genre" et le "militantisme" ne trouvent pas de "place dans nos écoles", en réponse à l'élu LR Max Brisson qui demandait que le texte soit "expurgé" de "toute trace de wokisme". Des concepts véhiculés par l'extrême droite et la droite catholique traditionnelle, pourtant dénués de tout fondement scientifique.

La "théorie du genre" n'est pas utilisée au hasard par Alexandre Portier. Alors que l'expression vise à dénoncer une supposée idéologie envahissant la société et créant une confusion entre les identités et le genre, c'est précisément ce que critiquent des associations familiales proches de la droite dure et de l'extrême droite dans le texte conçu par le Conseil supérieur des programmes. Le Syndicat de la famille (ex-Manif pour tous) et SOS Education ont même lancé des pétitions et récolté plusieurs dizaines de milliers de signatures, a minima pour réviser ce programme.

L'identité de genre dans le viseur

Ludovine de La Rochère, présidente du Syndicat de la famille, déplore dans la dernière version du texte une "sociologie militante" en lien avec une "vision néoféministe caricaturale". Elle cite les stéréotypes de genre abordés à partir du CM1 : "On n'a pas à être intrusif vis-à-vis des représentations mentales des petits. Bien sûr, il y a des inégalités et il faut agir, mais cela part d'un point de vue très idéologique." Le lien entre stéréotypes de genre, inégalités et discriminations est pourtant reconnu jusqu'à l'ONU.

Comme d'autres associations conservatrices, voire réactionnaires, elle juge que l'identité de genre n'a pas sa place dans le programme. "De quel droit peut-on venir dans les salles de classe remettre en cause auprès des élèves leur identité sexuée ?" Dans le texte en construction, consulté par franceinfo, il n'est pas question d'imposer, mais de "définir", en classe de cinquième, "les notions de liberté, de respect et d'égalité concernant le sexe, l'identité de genre et l'orientation sexuelle". En quatrième, il est également proposé aux élèves d'"envisager la sexualité comme un cheminement personnel singulier et comprendre sa diversité d'expression, y compris via l'asexualité".

Cette crispation de la sphère conservatrice, amplifiée par les propos d'Alexandre Portier, semble provoquer un vent de panique rue de Grenelle. Selon les informations de franceinfo, le ministère envisage de supprimer certaines références à l'identité de genre dans le programme, au nombre de 17 actuellement. Le cabinet d'Anne Genetet avait aussi, dans un premier temps mercredi soir, affirmé que sa ministre était "alignée" avec le discours de son collègue chargé de la Réussite scolaire, y compris sur la "théorie du genre".

Pas de militantisme, mais une éducation "au respect"

En déplacement à Marcq-en-Barœul (Nord) jeudi, Anne Genetet a finalement recadré Alexandre Portier. Avant de défendre les enjeux d'un programme "très clair", "progressif", "adapté à tous les âges", qui doit entrer en vigueur en septembre 2025. Selon elle, le texte en préparation "permet d'apprendre des notions fondamentales comme le respect, le consentement, savoir dire non, ce qu'est une fille, un garçon"

La ministre a aussi démenti une rumeur relayée par la sphère conservatrice : "C'est un programme dans lequel on n'apprend pas les pratiques sexuelles, évidemment." Les syndicats enseignants alertent depuis plusieurs semaines sur la distribution de tracts mensongers aux abords des écoles, qui prétendent à tort que les élèves vont apprendre à se masturber.

Désormais, les associations de prévention et l'ensemble des syndicats enseignants attendent d'Anne Genetet qu'elle se démarque fermement d'Alexandre Portier en ne reculant pas sur le contenu du programme. "L'éveil à la vie affective et sexuelle n'est pas de la 'militance', mais de l'éducation à se respecter et à respecter l'autre", plaide sur X SOS Homophobie. "La FSU-SNUipp défendra ce projet face à tous les réactionnaires, et il faudra que la ministre le défende aussi", prévient sur le même réseau social Guislaine David, porte-parole de ce syndicat du premier degré.

"A l'heure où une offensive conservatrice, tout aussi minoritaire que déterminée, orchestre désinformation et instrumentalisation des peurs parentales, et qu'elle trouve visiblement un écho politique puissant, il est impératif de parler collectivement plus fort", met en garde Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l'Education nationale, dans une tribune publiée par Libération. Cette pression émane aussi de médias appartenant au milliardaire catholique Vincent Bolloré. Exemples sur le plateau de CNews ou avec la dernière une du JDD, qui suggère que les enfants sont "en danger".

"Dans tous les cas, avec six heures par an, on ne va pas laver le cerveau de grand monde", ironise Jean-Rémi Girard, président du Snalc. Alors que trois enfants par classe sont victimes d'inceste chaque année en France, selon la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), le syndicaliste rappelle que le programme d'éducation à la sexualité est avant tout un outil de prévention. "On voit bien que les violences peuvent aussi venir de la famille. L'école doit proposer cet espace de parole."

Des crispations anciennes

Reste que ce clivage entre les deux ministres n'étonne pas Claude Lelièvre, historien de l'éducation. "C'est éclairant sur notre situation politique. Alexandre Portier, qui fait partie de l'aile droite du gouvernement, semble sous pression de l'extrême droite et se sent obligé d'en tenir compte", analyse le spécialiste.

Il rappelle aussi que, de la fin des années 1960 au début des années 2010, l'offensive contre les questions de sexualité à l'école venait essentiellement des catholiques. En 2013, au moment des ABCD de l'égalité (une expérimentation visant à lutter contre les stéréotypes filles-garçons), d'autres franges conservatrices les ont rejoints dans leur lutte. Une partie de l'UMP et La Manif pour tous, entre autres, dénonçaient alors l'enseignement de cette supposée "théorie du genre". "Il y a eu une campagne calomnieuse", rappelle Claude Lelièvre. En juin 2014, l'Education nationale, après un an d'expérimentation, a finalement renoncé à généraliser l'opération.

Depuis cet épisode, l'historien remarque que l'extrême droite d'Eric Zemmour a fait de cette "théorie du genre" son cheval de bataille à l'école. Sans surprise, Parents vigilants, association créée par des partisans zemmouristes, dénonce aujourd'hui le programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle.

Vendredi, l'enseignement catholique s'est par ailleurs officiellement rallié à la cause de ces opposants, appelant à remanier le texte en cours. Dans un communiqué commun, le secrétariat général de l'Enseignement catholique et l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre estiment que le programme doit rester "imperméable à toute influence idéologique" et ne pas se "substituer" à la responsabilité éducative des parents.

Le passage du texte définitif en CSE à la mi-décembre permettra de constater si, oui ou non, le gouvernement a cédé à ces pressions. Dans un avis rendu en septembre(Nouvelle fenêtre), le Conseil économique, social et environnemental (Cese) pointait justement le manque d'ambition politique au sujet de l'éducation à la sexualité, "en partie dû à une certaine frilosité des pouvoirs publics qui souhaitent éviter des controverses".

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