ENQUETE FRANCETV INFO. "Usinage" ou bizutage ? Aux Arts et Métiers, une intégration controversée
Au début de leur formation, les étudiants des Arts et Métiers consacrent leurs soirées à la "transmission de traditions". Comment se déroulent ces heures ? Quel message y reçoivent-ils ? Francetv info a enquêté auprès des élèves.
Les uns derrière les autres, ils avancent. Par dizaines, ils entrent dans une salle plongée dans l’obscurité, puis s'arrêtent. Entourés par leurs "aînés", ils écoutent sagement. Chaque soir, le rituel se répète. Entre-temps, lors d’un week-end, ils déambulent alignés dans les rues de Bordeaux, d’Angers, de Cluny ou de Metz, tapant du pied et entonnant des chansons du siècle dernier. Les habitants les reconnaissent bien vite, les "gadzarts", ces étudiants de la prestigieuse École nationale supérieure des Arts et Métiers, souvent à la une des médias pour des faits peu glorieux.
"Rituels humiliants", d’après Libération, "traditions controversées" pour L’Union, "pratiques de manipulation" selon Le Monde... Face aux témoignages successifs, le ministère de l’Education nationale a décidé d’agir.
La rue de Grenelle a missionné l’Inspection générale de l'administration de l’éducation nationale et de la recherche (IGAENR) pour mener une enquête de terrain dans les différentes antennes de l'école. Deux rapports, rendus en février 2015 et en janvier 2016, soulignent que "des évolutions favorables sont intervenues dans l’organisation de la [période de transmission des valeurs] qui n’est — dans la majorité des cas — plus assimilable à un bizutage systématique impliquant des 'actes humiliants ou dégradants'." Interrogé par francetv info, le directeur général de l'école, Laurent Carraro, évoque le fruit d'"un travail long et compliqué". Mais comment les pratiques ont-elles évolué dans la réalité ?
"La transformation du nouvel élève"
Dans leur bouche, jamais de "bizutage" mais une période "d'usinage", une "période de transmission des valeurs" ou PTV, comme l'appellent les membres de l'école. Elle désigne les soirées et les événements qui se déroulent au sein de l'école à chaque rentrée et pendant plusieurs semaines, durant lesquelles les traditions sont enseignées par les "anciens" aux nouveaux arrivants, les "petiots". Objectif ? "La transformation du nouvel élève vu comme un produit brut en un produit fini et calibré respectant un cahier des charges", décrit le rapport remis par l’IGAENR.
Tout un fonctionnement "indispensable" et "riche en expériences humaines", d’après un ancien élève diplômé au début des années 1990, interrogé par francetv info. Pour lui, "solidarité, créativité, initiative, partage d’objectifs communs, recherche de l’intérêt général, science et technique" sont les moteurs de l’école défendus par ses coutumes. "Ces traditions participent à la formation des élèves ingénieurs en leur apportant des valeurs nécessaires et recherchées", juge l’ingénieur.
"Il faudrait vraiment plus de transparence"
Des valeurs qu’on peut ne pas voir au premier abord. Lorsque son fils est entré aux Arts et Métiers en septembre 2014, Catherine* le dit sans détour : elle était "très inquiète". "C’est une institution très fermée alors quand il y est entré, j’ai cherché sur internet et je n’ai lu que des histoires de débordements d’alcool, d’humiliations, etc.", raconte-t-elle. En décembre, elle se rend finalement sur place, pour le gala du centre de son fils : "A ce moment-là, la direction et les anciens nous ont expliqué. J’ai parlé à des élèves et ça m’a beaucoup apaisée". Catherine regrette toutefois le manque de communication aux parents.
Il a fallu attendre quatre mois pour comprendre ! Il faudrait vraiment plus de transparence.
"Cette période, je pense que ça l’a fait grandir, il a appris à s’affirmer face à un groupe, il est devenu plus responsable et a gagné en esprit de cohésion", estime aujourd'hui Catherine. Un constat partagé par Laurent Carraro, le directeur, qui insiste sur le "caractère positif de la PTV" : "Les étudiants étaient auparavant dans un système sélectif qui prône l'individu avant tout [la classe préparatoire aux grandes écoles]. En arrivant aux Arts et Métiers, la PTV crée une dynamique collective." "Mais il faut que cela reste dans une certaine mesure, que la PTV respecte la loi, bien évidemment", ajoute-t-il.
Des méthodes contestées
Car malgré les nombreux défenseurs des usinages – dont la puissante association des anciens gadzarts –, les méthodes de la PTV restent fortement contestées. Le rapport de l’IGAENR, s’il souligne que la période d’usinage ne s’apparente pas à du bizutage au sens juridique du terme, remarque tout de même qu’elle est le cadre de "pratiques qui peuvent être jugées dégradantes".
L’IGAENR déplore également que la mise "hors usinage", qui consiste pour l’élève à décider de ne pas suivre cette période de transmission des valeurs, "revient à s’exclure de la communauté". Les auteurs du rapport constatent aussi une privation de sommeil, au détriment des études. "Le temps [que la PTV] mobilise chez chaque élève pendant une durée qui peut varier entre 6 et 12 semaines, à raison de 2 à 5 heures par jour, est tout à fait considérable", précise le rapport, qui s'appuie sur le témoignage d'élèves. "La période d'usinage s'est vraiment mal passée pour moi. Perte de poids, chute de notes, sorte de dépression", raconte par exemple un élève alors en deuxième année.
Marc*, lui, est arrivé aux Arts et Métiers avec beaucoup d’espoir. "Après deux ans de prépa, j’espérais pouvoir faire des activités extra-scolaires intéressantes, m’épanouir, explique-t-il. Grande déception." Pour ce jeune étudiant, trop de contraintes et pas assez de libertés. Et même s’il est allé jusqu’au bout pour être déclaré "gadzart", il considère ces trois mois d’usinage comme une perte de temps.
"Je me suis dit que c’était l’occasion de vivre des choses ensemble, de se rencontrer. Bien au contraire, les usinages sont de longues heures d’attente et de silence dans un amphithéâtre à écouter des discours mystiques et à apprendre à réaliser un monôme [marche à la file indienne de toute la promotion]", résume Marc, qui condamne également le pouvoir que détiennent les étudiants de deuxième année sur les "petiots". "Lors d’une soirée, nous sommes restés dans une salle pendant six heures à parler aux troisièmes années. Je commençais à être fatigué, nerveusement à bout, on n'avait pas vraiment le droit de s'en aller. Ils allaient même chercher chez eux ceux qui n'étaient pas venus dès le début, raconte l'étudiant. J’ai craqué, j’ai pleuré", avoue-t-il timidement, et sous couvert d'anonymat.
Arrivé en deuxième année, Marc a donc essayé de changer les choses. "Je me suis présenté pour être élu au comité des traditions, ceux qui organisent les usinages, explique-t-il. J’ai réfléchi à diverses manières de changer la PTV, qui a un immense potentiel, qui est la possibilité pour nous de vivre des expériences ensemble", dit-il en insistant sur ce dernier mot. Seuls 20% des élèves ont voté pour lui.
Les voix dissonantes ne sont pas vraiment écoutées ici.
"On est dans une société où nos repères sont brouillés, tout est diffus. La culture des gadzarts est donc très séduisante. Les étudiants entrent dans une famille et se garantissent une reconnaissance sociale, expose Marc. Mais aux dépens de leur propre liberté."
Après les deux rapports, plus le droit à la dérive
"Après le rapport de l’IGAENR, on a tous remis beaucoup de choses en cause", assure Nicolas*, responsable de l'organisation des usinages dans l'une des antennes des Arts et Métiers. Lors de fréquentes réunions à Paris entre les différents représentants étudiants des centres, des tables rondes sont organisées, pour "se mettre tous d’accord sur la façon d’usiner, sur les comportements à adopter et sur les limites à ne pas franchir". Pour les gadzarts, le rapport a permis de faire "un pas vers la normalisation", estime Anaïs, étudiante à Châlons-en-Champagne (Marne).
Ainsi, un élève de deuxième année n’a pas le droit d'entrer en contact physique avec les étudiants de la jeune promotion, et les usinages ne se déroulent plus que le soir alors qu’ils occupaient auparavant les matins et les midis d’élèves de plusieurs centres. "A Aix-en-Provence il y a deux ans, les étudiants devaient déjeuner en neuf minutes", témoigne un élève, content que cette pratique soit désormais révolue. "Il paraît aussi que dans certains centres, avant, les anciens réveillaient souvent les nouveaux. On ne réveille les petiots qu’une seule fois dans l’année pour une promenade, et ce n’est pas long", assure Anaïs.
Le fait d'avoir supprimé les activités entre le début et la fin des cours est très positif. Cela assure que nos élèves soient plus réceptifs à leur enseignement.
Ces évolutions ont également été saluées par un nouveau rapport remis en janvier 2016 au ministère de l'Education nationale. Sur la longueur des usinages, "la mission observe que le progrès par rapport aux années précédentes est incontestable, et que plusieurs semaines ont été épargnées au bénéfice de la vraie mission de l’école", soulignent ses auteurs.
"Chaque élève de deuxième année, s’il veut 'usiner', doit signer un règlement que nous avons mis en place cette année", décrit Nicolas. Y est notamment citée l’obligation de "respecter l’intégrité physique et morale du petiot", sans "prise à partie" ou "ciblage" de la part de l’usineur. "Toute forme d’abus de pouvoir est absolument proscrite", et il ne doit y avoir aucune "incitation à la consommation d’alcool", annonce également ce nouveau règlement.
"Certains ne sont pas capables de se tenir"
Malgré ces règles, chaque promotion continue d'avoir son lot de trouble-fêtes. "Certaines personnes ne sont pas capables de se tenir. Ils se prennent au jeu, ils vont parfois trop loin", décrit Anaïs. Avant de nuancer : "Les débordements ne sont pas non plus tous dus aux usinages. Vivre en communauté, ça ne convient pas à tout le monde, c’est aussi une question de rapports humains. Et puis certains débordements ne sont que des bêtises de jeunes, qu’on pourrait faire n’importe où."
Il faut tout prendre au second degré !
L’étudiante reste bien consciente que "la pression est plus forte" et que "les projecteurs sont" sur les Arts et Métiers. Ce qui explique que "dès que des personnes font n’importe quoi, on les exclut des usinages", affirme Anaïs. Les règlements instaurés par les élèves, s'ils n'empêchent pas certains comportements contestables, "mettent les choses au clair", se félicite aussi Nicolas. "Aux Arts, trop de choses étaient dites à l’oral, trop de règles pouvaient se déformer au fil des années. Maintenant que c’est écrit noir sur blanc et signé par les anciens, on peut sanctionner s’il y a une dérive."
Autre changement majeur : l’attention plus grande apportée au nouveau et le lien tissé avec ceux qui l'entourent. "Cette année, nous avons vu un progrès énorme. C'est la première fois que deux personnes, qui ont mal vécu la PTV, viennent nous voir pour en parler, décrit Laurent Carraro, en poste depuis cinq ans. Jusqu'à présent, ils alertaient le ministère."
Parfois, en première année, il était difficile de dire quand les choses n’allaient pas...
Un lien plus fort non seulement avec le corps enseignant et la direction de l'école, mais également avec la promotion du dessus. "L’ancien, insiste Nicolas, doit être à l’écoute pour savoir comment les usinages sont perçus et vécus dans la promotion du dessous." Un rôle que joue Quentin. Comme d'autres camarades, ce jeune étudiant parisien de deuxième année est chargé de connaître parfaitement la promotion du dessous, et de faire le lien entre les deux niveaux durant les premiers mois. "On doit faire attention aux petiots. Après chaque soirée d’usinage, on va leur demander comment ils ont trouvé la soirée. On doit prendre la température de manière constante", explique-t-il. Et s’il détecte de l’anxiété chez un première année, Quentin doit faire directement remonter ses inquiétudes à ceux qui organisent la PTV, "pour qu’ils prévoient une soirée plus drôle le lendemain."
Malgré ces efforts, Nicolas avoue que, cette année encore, des étudiants de première année se sont plaints à la suite de certaines soirées d’usinage jugées inutiles. "Ce n’est pas parfait, mais on travaille petit à petit, plaide-t-il. Les usinages sont en constante évolution." Il en va de même pour Anaïs. "Les traditions doivent être vivantes", affirme l’étudiante. "Mon grand-père était gadzart et à son époque, raconte-t-elle, il paraît qu'on jetait des personnes entourées de matelas du haut d’une fenêtre. Je vous rassure, on ne fait plus du tout ça", lance-t-elle en riant.
*A la demande des personnes rencontrées, les prénoms ont été modifiés.
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