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"J'en suis arrivée à vouloir mettre fin à mes jours" : quand les blagues sur les roux ne font plus rire

Article rédigé par franceinfo - Mahaut Landaz
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Publié Mis à jour
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Souvent banalisées, les blagues sur les roux peuvent virer au harcèlement. (DMITRY AGEEV / BLEND IMAGES)

De la plaisanterie à l'agression physique en passant par l'hypersexualisation, les personnes rousses sont régulièrement pointées du doigt. Des cas de harcèlement souvent banalisés.

"Je faisais peur et j'inspirais le dégoût à mes camarades." Jean-François, 36 ans, semble encore marqué par les insultes reçues à l'école. "Poil de carotte", "tu pues quand il pleut", "t'es une sorcière", "t'as pas d'âme", "les rousses ça pue de la chatte", "si ta mère avait su que tu serais rousse, elle aurait avorté" ou, tout simplement, "tais-toi, t'es roux" : ces exemples d'insultes, les personnes aux cheveux roux en ont à la pelle. Comme dirait l'un d'entre eux : ce sont les "trucs typiques".

Des insultes loin d'être anodines, qui ont poussé Pascal Sacleux à organiser un festival dédié aux roux, en août 2018 à Châteaugiron (Ille-et-Vilaine). Ce photographe a sillonné les campagnes bretonnes pour tirer le portrait de plus de 800 roux et rousses, et sa besace regorge d'histoires de discrimination. De l'adolescente à qui l'on offre une teinture pour "pouvoir pécho" à l'unique rousse de la famille qui n'a jamais vu son portrait accroché aux murs de chez ses parents, ce roux de 53 ans écoute ces souffrances depuis deux ans. En 2018, "les roux sont une des dernières minorités visibles dont on peut encore se moquer impunément", estime-t-il. Ce harcèlement, qui se manifeste essentiellement pendant la scolarité – mais pas uniquement – franceinfo a pu le constater en lançant un appel à témoignages, auquel une cinquantaine de personnes ont répondu. 

Des préjugés ancestraux 

La rousseur est liée à une synthèse particulière de la mélanine. "Chez les roux, la synthèse reste bloquée aux phéomélanines. Celles-ci sont incapables de synthétiser des ultraviolets, ce qui explique que les roux sont plus sensibles aux coups de soleil, aux brûlures…", explique Valérie André, auteure de Réflexions sur la question rousse et de La Rousseur infamante, au site Slate. Contenant 10% de soufre, les phéomélanines sont à l'origine du préjugé selon lequel les roux auraient une odeur désagréable.

Dans son livre, Valérie André explique que l'aversion à l'égard des roux remonte à l'Antiquité. "La couleur rousse est en quelque sorte une maladie du cheveu, et tout ce qui est faible vieillit aussi plus vite", écrivait Aristote dans Traité de la génération des animaux, au IIIe siècle avant J-C. À cette époque se développe la physiognomonie, une discipline qui associe le caractère des hommes à des animaux. Le roux est alors assimilé au renard, réputé pour sa malice et ses traits de voleur, ou au cochon, perçu comme sale et lubrique. La rousseur a ensuite été associée au démon dans l'iconographie chrétienne : par exemple, sur les vitraux des églises, Judas arbore régulièrement des cheveux roux. Une histoire qui a façonné une image négative des roux et des rousses, reprise, notamment, dans la littérature naturaliste du XIXe siècle. "Le roux, c'est la sorcière, la prostituée, le clown...", résume dans Le Parisien Marie-Cécile Forest, directrice du musée Jean-Jacques Henner à Paris, qui consacre une exposition à la rousseur jusqu'au 20 mai 2019.

Coups de poing dans le vestiaire de sport 

"Je ne peux pas marcher vingt minutes dans la rue sans me prendre une remarque ou voir des gens qui gloussent quand je passe", raconte Alexandre*, 22 ans, qui porte régulièrement un bonnet. Alors, forcément, il avoue être devenu "un peu parano", ne se met "jamais en avant" et "anticipe les remarques"

Je préfère passer pour un mec hautain que de risquer de parler et me prendre une remarque comme 'tais-toi, de toute façon t'es roux'.

Alexandre, étudiant

à franceinfo

D'un côté il y a ceux, comme Alexandre, qui ont surmonté les piques et les remarques "en les ignorant". De l'autre ceux qui se demandent encore "quand est-ce que les blagues ont dégénéré en harcèlement". Anne*, née dans les années 80, a dû changer d'établissement à la fin de la 5e, après un an et demi d'insultes et de violences au collège. Des bleus qu'elle a cachés à ses parents pendant toute cette période : "Je disais que j'étais tombée du bus, ce genre d'excuses. Je ne leur disais pas tout car je ne voulais pas leur faire de mal", raconte-t-elle, la gorge encore nouée plus de vingt ans après. Finalement, alors que ses résultats scolaires sont au plus bas, la jeune fille finit par "craquer" et tout révéler à sa famille qui l'emmène consulter un médecin.

En l'espace de vingt ans, les choses ont-elles évolué ? Pas vraiment, selon les principaux intéressés. Nathan, 22 ans, cachait lui aussi les stigmates de violence "derrière des manches longues pour ne pas effrayer [ses] parents". L'étudiant se souvient "des coups de poing dans les vestiaires de sport, des repas seul à la cantine et des blagues dégradantes qui sont devenus [son] quotidien en un rien de temps", lorsqu'il était en 4e.

"Je voulais juste que tout s'arrête"

Caroline*, 18 ans, a vécu une expérience similaire. Prise pour cible de façon répétée au lycée à cause de ses cheveux, la jeune fille a développé des troubles du comportement alimentaire.

Je ne mangeais presque plus : je voulais plaire par mon corps plutôt que mes cheveux.

Caroline

à franceinfo

"Complètement à bout", elle en arrive à "vouloir mettre fin à [ses] jours", avant de remonter la pente. Certains, comme Pierre, passent à l'acte. "Je voulais juste dormir, que tout ça s'arrête", se souvient cet étudiant en histoire. Le jeune homme ne considère pas avoir été harcelé, malgré les moqueries liées à sa rousseur "de la maternelle au lycée". En terminale, après avoir ingéré "une bouteille de gouttes anti-douleur", l'adolescent, diagnostiqué bipolaire depuis, tombe dans le coma pendant 24 heures, mais échappe à la mort. En 2013, un adolescent de 13 ans, Matteo, harcelé parce qu'il était roux, n'a pas eu cette chance.

Le personnel scolaire impuissant 

Face à ces souffrances, le personnel scolaire est souvent jugé impuissant, voire accusé de minimiser les faits. C'est l'avis de Julie. En allant chercher son fils de 7 ans à l'école, elle apprend par la maîtresse qu'il n'a pas été sage. Rentrés à la maison, elle le punit en lui donnant des lignes à recopier dans la cuisine.

Il a trouvé ça tellement injuste qu'il a pris un couteau et menacé, en criant, de se couper. (...) Je lui ai dit de poser ça, on a parlé pendant deux heures et demie et il m'a avoué qu'un groupe de quatre ou cinq élèves l'insultait et le frappait régulièrement.

Julie

à franceinfo

Mais lorsqu'elle alerte l'école, elle se voit opposer que son fils "n'est pas mature", qu'elle "s'alarme un peu vite" et que la direction "ne peut pas s'arrêter sur tous les problèmes" individuels. Si les enfants concernés sont convoqués dans le bureau du directeur, Julie déplore l'absence de sanction. "Tout ça parce que les maîtresses n'avaient pas envie de s'en occuper", regrette la mère de famille, qui aurait "au moins voulu qu'il y ait une discussion en classe". Une situation qui lui rappelle sa propre histoire : "J'ai été moquée à l'école parce que j'étais grosse. Je ne pensais pas que mon fils vivrait la même chose à cause de sa couleur de cheveux !"

Les rousses, du dégoût au fantasme

Pour certains roux, la violence ne se limite pas à l'école. Près de trente ans après, Sophie*, enseignante, s'en souvient "comme si c'était hier". Âgée de 18 ans, elle discute tranquillement dans la ligne 13 du métro parisien avec une amie lorsqu'un homme invective les voyageurs. "Il répétait que ça puait dans le wagon parce que j'étais là, se rappelle-t-elle. Je lui ai dit que ça suffisait. Et là, il s'est levé et il a fendu le wagon. Les gens se sont écartés pour le laisser passer. Il m'a mis un crochet dans le menton. Ma tête est partie en arrière contre le visage de mon amie. Et personne n'a rien dit." S'il reste choquant, le témoignage de cette enseignante semble faire figure d'exception : les récits des femmes rousses font bien plus état de harcèlement sexuel que de violences physiques. 

Les préjugés sur la vie sexuelle débridée des rousses ne datent pas d'hier non plus. En 1254, Saint Louis publiait un édit ordonnant aux prostituées de se teindre en roux afin d'être identifiables, rappelle Jacques Chevallier dans Histoire de la honte en dermatologie ; en 2018, si vous êtes rousse et que vous vous inscrivez sur Tinder, comme l'a fait Adeline*, jeune étudiante à Sciences Po Lille, vous risquez toujours de faire les frais de ces mythes. "La plupart des mecs lancent la conversation en disant que les rousses couchent avec plus de garçons et sont plus ouvertes au lit", raconte-t-elle. "Même sur un lit d'hôpital, j'ai été draguée par un aide-soignant qui me disait à quel point il aimait les rousses !", rapporte Sophie*. Une autre, étudiante en DUT, souligne que ces remarques "dégradantes et obscènes" – et pouvant venir "d'adultes d'une quarantaine d'années comme d'enfants de 14 ans" – l'accompagnent depuis le collège.

Le photographe Pascal Sacleux s'interroge sur la persistance de ces clichés. "Vous remplacez n'importe quelle blague sur les roux par 'arabe', 'noir', 'handicapé' et même 'gros', c'est la levée de boucliers direct", lâche-t-il. Les personnes rousses avec qui franceinfo s'est entretenu sont quasi unanimes : cette discrimination est acceptée par la société. Mais si certains font de leur rousseur un marqueur identitaire fort, d'autres, comme Alexandre*, récusent l'idée d'appartenir à une "vraie minorité avec une histoire commune". Au point même, parfois, de reproduire l'aversion anti-roux. Pendant sa grossesse, le "seul souhait" d'Anne, "c'était de ne pas avoir un enfant roux", raconte cette éducatrice, des sanglots dans la voix. Sophie*, qui a partagé les mêmes craintes avant d'accoucher, abonde : "On se sent coupable car, si on ne veut pas d'enfant roux, ça veut dire qu'on a intégré la parole du bourreau." 

*Les prénoms ont été modifiés

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