"Je pensais qu'il fallait que je m'habitue" : le harcèlement scolaire au primaire, une réalité minimisée aux conséquences lourdes

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié
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Selon la dernière étude annuelle de l'association e-Enfance, 27% des élèves de primaire interrogés disent avoir été confrontés au harcèlement. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Le phénomène concerne autant voire davantage d'élèves qu'au collège. Alors qu'il est souvent associé à de la chamaillerie, son manque de considération peut laisser des traces indélébiles sur la construction de personnalité et le rapport au monde de l'enfant harcelé.

Du CP au CM2, Laurent n'a pas touché une seule fois le ballon de football qui faisait des va-et-vient dans la cour de récré. "A la seconde où je m'en approchais, les autres garçons m'empêchaient de jouer en me disant que j'étais nul." Il essaye alors de se rapprocher des filles, qui, elles, jouent à l'élastique. "Cette fois, j'ai subi les moqueries à répétition. Dès que vous n'êtes pas bagarreur, rien ne vous est pardonné. C'était littéralement la jungle", se souvient le quadragénaire. Mise à l'écart, brimades... Le garçon est victime de harcèlement scolaire. Au primaire, contrairement aux idées reçues, ce phénomène a toujours été une réalité et il prend de l'ampleur.

Le harcèlement toucherait même davantage les élèves qu'au collège et au lycée, selon la dernière étude annuelle de l'association e-Enfance. Ils sont respectivement 27%, 25% et 19% à dire avoir été confrontés au harcèlement. L'enquête sur le sujet menée par le ministère de l'Education nationale en novembre 2023 se veut plus mesurée, mais montre qu'il est uniforme à ces trois stades de la scolarité et qu'il serait subi par 5% des écoliers du CE2 au CM2, 6% des collégiens et 4% des lycéens. 

En dépit d'une certaine prise de conscience ces dernières années, le fléau reste "minimisé" dans le premier degré par rapport au second degré, car associé à "des chamailleries", regrette la thérapeute Mathilde Zrida.

Un problème à regarder en face

Le harcèlement au primaire se traduit pourtant par les mêmes mécanismes qu'au collège et au lycée. "Je pense à cet écolier de CM2, récemment victime de harcèlement, d'abord par des moqueries, puis par des bousculades", a mentionné Anne Genetet, la ministre de l'Education nationale, jeudi 7 novembre, lors d'un discours pour la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire. Plus grave encore, en juin dernier, France 3 rapportait qu'une enfant de 7 ans avait été hospitalisée après avoir été frappée à la tête par plusieurs élèves dans une cour d'école à Marseille.

Alors que les chiffres sont implacables et que des cas sont médiatisés, pourquoi le harcèlement au primaire est-il si difficile à regarder en face ? "C'est en partie le fait d'une crédulité de la part des adultes, une forme d'aveuglement" quant aux enfants les plus jeunes, souligne la pédopsychiatre Nicole Catheline. Cette "naïveté" découle en partie du fait que l'on a longtemps estimé à tort, "y compris parmi les experts", que le harcèlement était forcément intentionnel. "Or, c'est parfois très spontané, surtout chez les petits, explique la spécialiste. Un gamin souffre, donc il s'en prend à un autre, mais il n'a pas forcément calculé son coup."

Du fait de leur jeune âge, les élèves harcelés au primaire rencontrent aussi plus de difficultés que les autres à prendre conscience de leur situation. "Ils connaissent la définition globale, mais quand on creuse, ce n'est pas très clair pour eux", relève Elsa Maudet, journaliste pour Libération et autrice du livre Dis, c'est quoi... le harcèlement scolaire ?. Par crainte et par manque de vocabulaire, ils peinent également à trouver les bons mots. "Au mieux, ils vont dire que leurs camarades sont 'méchants'", constate Mathilde Zrida, pour qui il est néanmoins de la responsabilité des adultes, à l'école comme à la maison, de déceler les signaux d'alerte. 

"Tout changement de comportement chez un enfant doit interroger : irritabilité, difficultés à dormir, refus de faire ses activités préférées..."

Nicole Catheline, pédopsychiatre

à franceinfo

A partir du CP, Louise s'est aussi vue être régulièrement humiliée par les filles de sa classe. Elle se retrouve notamment à devoir "baisser son pantalon au milieu de la cour". Elle est aussi la seule à ne pas être invitée aux anniversaires. "Je suis déjà rentrée en pleurant à la maison, mais comme beaucoup d'enfants finalement. J'avais honte de raconter dans les détails, peur de me faire engueuler par mes parents, car j'ai eu une éducation à la dure", témoigne cette vingtenaire. Quant aux personnels de l'école, elle estime que "des choses auraient pu être perçues, mais que ça n'était pas dans leur scope".

Aurore, 39 ans, se souvient, elle, d'avoir alerté ses parents sur son mal-être à l'école, conséquence de "nombreux dénigrements" et d'une "mise à l'écart" de la part de ses camarades. "Ils n'ont pas su quoi faire", se souvient celle qui est désormais mère. Alors, l'année dernière, lorsque sa fille scolarisée en CM1 lui a fait part d'un vécu similaire, Aurore a choisi d'alerter l'enseignante. "Sa première réaction a été de me dire qu'elle aurait dû en parler plus tôt, comme si elle avait une part de responsabilité", regrette la trentenaire.

Des séquelles sur l'estime de soi

Parce que "la gravité des faits" peine à être mesurée par les adultes, les solutions apportées ne sont pas toujours adaptées, rapporte Elsa Maudet. "Beaucoup d'enfants harcelés me disent être punis avec leur harceleur", illustre la journaliste, qui anime des ateliers de sensibilisation dans les écoles. Une réponse parmi d'autres qui ne peut que pousser les victimes à se taire. Or, si ces enfants se murent dans le silence, les conséquences sur leur personnalité et leur rapport au monde peuvent être lourdes.

Les séquelles peuvent en effet percuter l'identité de l'enfant harcelé. "Parce qu'il y a une non-maturation de certaines zones du système nerveux, les enfants, jusqu'à l'âge de 8-9 ans, se calquent sur ce que les autres disent d'eux. Si on leur répète qu'ils sont intrépides, artistes, sportifs ou nuls, ils vont le croire", explique Nicole Catheline. "Quand on intègre qu'on ne vaut rien dès le primaire, si on n'est pas suivis et aidés, les conséquences peuvent être énormes", alerte Mathilde Zrida. Selon les deux expertes, les enfants harcelés à ce stade de la scolarité ont alors plus de chances de subir le même sort au collège et au lycée et de développer des troubles anxieux et dépressifs à l'âge adulte.

"Les expériences à cet âge vont s'imprimer plus durement."

Mathilde Zrida, thérapeute spécialisée dans le harcèlement

à franceinfo

Dès le primaire, l'enfant victime peut en outre partir du principe qu'il "mérite" ce qui lui arrive. Parce que ses cheveux étaient "plus gonflés et épais" que ceux des autres, Luna est devenue le bouc émissaire de ses camarades. Certains lui "crachent" dessus ou l'accueillent en "haie d'honneur" humiliante à l'entrée de son école. "J'étais toujours à me dire que c'était de ma faute. Je pensais que c'était normal et qu'il fallait que je m'habitue", explique la jeune femme de 23 ans. 

Tous les anciens élèves harcelés interrogés par franceinfo ont vu leur situation se détériorer dans le second degré, avec des insultes plus violentes et des bousculades. Loin d'être responsable de cet acharnement, Luna suggère toutefois qu'elle a fini inconsciemment par renvoyer l'image de "la personne à abattre".

"Le primaire a créé des failles dans lesquelles se sont engouffrés les harceleurs du collège."

Luna, ancienne élève harcelée

à franceinfo

De son côté, Laurent estime qu'il a "laissé faire les choses au collège" car c'était déjà devenu une "normalité" au primaire. Aurore, elle, mentionne un "effet réputation" : "Ceux qui me connaissaient ont continué." Et de nouveaux élèves ont fini par perpétuer les actes de ses harceleurs du primaire. 

"Je n’avais pas du tout confiance en moi, c’était facile de me toucher et de me faire pleurer."

Aurore, ancienne harcelée au primaire et au collège

à franceinfo

Après toutes ces années de harcèlement, Louise estime que ses "blessures" n'ont pas complètement guéri, malgré un suivi psychologique. "Socialement avec les autres, c'est parfois compliqué, dans ma vie professionnelle aussi. Cela a créé de vrais traumatismes", remarque-t-elle. "Je ne sais pas me faire des amis car je n'ai jamais eu la possibilité d'entamer ce type de sociabilité, et ce dès le primaire, voire la maternelle", rapporte Luna, qui affirme avoir développé des troubles du comportement alimentaire. 

La prévention à améliorer

Côté harceleurs, Mathilde Zrida juge que plus leur prise en charge est tardive, plus ils continueront au collège et au lycée. Ces dernières années, la prévention au harcèlement scolaire reste en progression dans le premier degré, même si des lacunes persistent. A l'école primaire, le dispositif le plus ambitieux est sans aucun doute le programme pHAre, mis en place depuis 2021 et généralisé en 2022. Il prévoit par exemple dix heures par an pour tous les élèves du CP au CM2. Aussi, le "respect des autres" fait partie des attendus de fin de cycle, notamment celui du CM1 à la 6e, comme l'indique la Direction générale de l'enseignement scolaire.

Parmi les mesures les plus récentes dans le premier degré, on compte également celle de Pap Ndiaye sur le changement d'école de l'élève harceleur et celle de Gabriel Attal sur les cours d'empathie, en voie de généralisation. Une dernière initiative saluée par Nicole Catheline pour qui l'attention portée aux autres "se vit par l'expérience". La pédopsychiatre juge toutefois que la formation des professeurs est toujours un angle mort de la prévention du harcèlement à l'école.

S'il est prévu que l'ensemble des personnels de l'éducation soient formés d'ici 2027, "on est aujourd'hui loin du compte", estime Nicole Catheline. Pour Mathilde Zrida, il faut aussi "un changement profond des moyens alloués". Les deux spécialistes jugent néanmoins que l'école ne peut être le seul bouclier et que les parents doivent aussi être sensibilisés.

Enfin, à l'image de la société, les téléphones portables font désormais partie du décor des cours de récré et des chambres des enfants. Plutôt que d'interdire, Nicole Catheline exhorte les plateformes à "faire un travail de régulation" et les adultes à "apprendre aux enfants" à s'en servir. Selon l'étude de l'association e-Enfance, 20% des écoliers disent avoir déjà été cyberharcelés, contre 13% en 2023.

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