: Reportage Harcèlement scolaire : en Suède, "chaque nouveau cas est vécu comme une défaite"
Assise en tailleur sur une chaise, l'adolescente de 12 ans tire de toutes ses forces sur les manches de son gilet beige. Olivia semble vouloir disparaître. "J'ai subi des violences physiques", murmure-t-elle. A l'école ? "Oui, à l'école." Avant chaque nouvelle réponse, elle renifle et baisse les yeux. Souvent ? "Oui, plusieurs fois." Qui ? "Un autre élève." Où ? "Dans la cour, pendant les pauses." Les larmes coulent sur ses joues. Dans le bureau de la directrice de l'école publique Nybohov, à Stockholm (Suède), l'air devient étouffant mercredi 27 septembre.
Caroline Cloarec écoute l'élève en silence . La directrice n'est "pas enquêtrice de police" mais, pour elle, "absolument aucun doute" : il s'agit bien de "mobbning" ("harcèlement" en suédois) . Question d'habitude. "D'expérience même", rectifie-t-elle. Le royaume scandinave, qui a lancé ses premières recherches sur le sujet dans les années 1970, est souvent cité en exemple dans la lutte contre le harcèlement scolaire. Depuis 2011, une loi oblige même le personnel enseignant à faire remonter à la hiérarchie le moindre soupçon de comportement offensant. L'établissement dispose d'une semaine pour remplir un formulaire de quatre pages.
Tout est consigné. Les dates, les prénoms et la nature des agissements : "physique", "verbale", "écrite" ou "psychologique". Plus bas, une question demande encore : "Des faits similaires se sont-ils déjà déroulés auparavant ?" Réponse 1 : "Non, à la connaissance de l'école". Réponse 2 : "Oui, cela s'est déjà passé". Réponse 3 : "Non, cela ne s'est jamais passé". En cas de harcèlement sexuel, le dossier remonte en urgence tout en haut dans la pile.
En 2022, l'école Nybohov a envoyé 325 signalements à la direction des affaires scolaires de Stockholm, et déjà 44 depuis la rentrée. La directrice ne se dérobe pas : "C'est beaucoup, oui. Mais en réalité, c'est la preuve que les efforts mis en place fonctionnent, qu'on prend le problème à la racine, qu'on ne laisse rien passer, fait valoir Caroline Cloarec. Olivia aurait pu se taire et vous avez vu, elle a parlé."
"C'est ce qu'on apprend à nos élèves : parler, parler, parler. Quand un enfant vient nous voir, on se dit qu'on a déjà un peu gagné."
Caroline Cloarec, directrice de l'école Nybohovà franceinfo
Christopher Borchies, professeur d'humanités et de mathématiques, a dû remplir un formulaire pas plus tard qu'il y a une semaine et demie. "L'histoire d'un garçon qui s'en prenait à un autre. J'ai convoqué tout le monde, les choses se sont déjà apaisées. Puis j'ai tout circonstancié." Tout en bas, il a apposé son nom et sa signature. "Ce n'est pas un document administratif comme les autres. C'est une trace qui restera. Un ancien élève pourrait tout à fait venir nous trouver quelques années plus tard pour nous demander des comptes."
Des dommages et intérêts à verser
Car si une école a fait preuve de négligence, elle doit indemniser l'enfant et sa famille. Quelque 183 dossiers attendent actuellement sur le bureau de Marten Petersson, le médiateur des élèves et des enfants pour la ville de Stockholm. "Certains vont peut-être impliquer le versement de dommages et intérêts", confirme-t-il, sans en dire plus sur les écoles incriminées ou les faits reprochés. Quinze écoles ont été sanctionnées en 2022, selon les informations de franceinfo. Montant total des dommages et intérêts à l'échelle du pays : 138 000 couronnes (11 900 euros environ). En décembre 2010, un établissement suédois a même dû verser plus de 20 000 euros à un seul élève.
Jusqu'à présent, l'école Nybohov n'a pas eu à débourser la moindre couronne. "Mais ce n'est pas pour autant qu'on se sent à l'abri, s'empresse de préciser Caroline Cloarec. La lutte contre le harcèlement, c'est tout le temps." Et pas uniquement sur les affiches accrochées à droite de chaque tableau blanc en salle de classe. Une fois par mois, la directrice réunit l'ensemble du personnel pour éplucher les derniers signalements. "On essaie de trouver des correspondances. Si un lieu revient souvent, si une classe revient souvent, si un moment précis de la journée revient souvent... On peut ensuite ajuster la présence d'adultes, par exemple près des vestiaires avant le cours de sport, ou alors sur le chemin qui mène à la cantine."
La directrice va aussi devoir réunir le personnel "au cours de l'automne" pour actualiser son plan interne de lutte contre les comportements offensants. Sur ce document de dix-sept pages, l'établissement décrit l'ensemble des mesures prises pour empêcher le harcèlement dans son enceinte. Les 230 élèves de 6 à 12 ans ont par exemple "obligation" d'assister au temps d'échange autour du harcèlement, qui a lieu lors du premier trimestre. "Au même titre qu'un cours de suédois ou d'anglais, c'est obligatoire", rappelle Caroline Cloarec.
C'est là qu'Olivia a "compris" vers qui se tourner pour se confier. "Vers qui d'ailleurs ?", demande à ses élèves Christopher Borchies, façon interrogation surprise. Vidar, 12 ans, se lance : "Vers madame l'assistante sociale par exemple." La porte de son bureau, situé dans le couloir principal, est "toujours ouverte", "du matin au soir".
Pas de portables à l'école Nybohov
Pourtant, douze ans après sa loi "tolérance zéro", la Suède ne s'est toujours pas complètement débarrassée du harcèlement scolaire. En 2022, 11 000 comportements offensants ont été comptabilisés rien que dans les écoles de la capitale. "Chaque nouveau cas est vécu comme une défaite", souffle Susanne Tidestrand, coordinatrice pour la prévention des violences pour la ville de Stockholm. "Quand une école en arrive à devoir verser des dommages et intérêts, oui, il y a du ressentiment. Heureusement, c'est finalement assez rare."
"Est-ce qu'on pourra un jour arriver à zéro harcèlement en milieu scolaire ? Je pense en tout cas qu'on peut s'en rapprocher."
Susanne Tidestrand, coordinatrice pour la prévention des violences à Stockholmà franceinfo
Susanne Tidestrand consacre son quotidien à combattre ce fléau. "Quand une école se sent démunie, on lui rappelle qu'on peut fournir des documents, du temps, du personnel", note-t-elle. Elle vient d'ailleurs d'étoffer son équipe de juristes : il n'y en avait qu'un, ils sont désormais quatre. Une case "internet, SMS et réseaux sociaux" a aussi été ajoutée sur le formulaire de signalement des comportements offensants. "A nous d'aller plus loin pour coller au plus près des réalités technologiques", insiste cette mère de famille. Sa fille est elle-même en classe de terminale.
Caroline Cloarec a, elle aussi, déjà fait savoir à plusieurs reprises qu'elle s'inquiétait de l'application Snapchat : "Certaines classes créent leurs propres groupes de discussion. Mais c'est entre élèves, sans adultes, et les messages s'effacent. On ne sait absolument pas ce qu'il s'y passe." Dans son école, les téléphones sont autorisés jusqu'à la grille d'entrée. Une fois franchie, les écoliers doivent les entreposer dans un casier commun. "Interdiction d'y toucher jusqu'à la sortie des cours. Au moins, ça limite la tentation", veut croire la directrice.
De l'importance des adultes
Car en Suède comme en France, le harcèlement à l'école se poursuit bien souvent aussi sur les téléphones portables. "La moitié des enfants exposés au harcèlement en ligne le sont aussi à l'école", observe Frida Warg, de l'ONG Friends, spécialisée dans la lutte contre le harcèlement scolaire. "Le harcèlement en ligne augmente, car les enfants passent de plus en plus de temps sur internet. Les zones où le harcèlement peut se produire sont devenues plus vastes et plus nombreuses."
Dans les étages du ministère, en plein cœur de Stockholm, la lutte contre le harcèlement scolaire est d'ailleurs une priorité politique. "Il est clair qu'il faut davantage d'ordre et de sécurité à l'école", soutient Lotta Edholm, la ministre des Ecoles. D'ailleurs, poursuit-elle, "nous travaillons sur des nouvelles normes de conduite que les élèves et les parents devront signer. Elles contiendront une échelle de conséquences en cas de violation des règles ou de perturbations."
"La tolérance zéro doit toujours prévaloir."
Lotta Edholm, ministre des Ecolesà franceinfo
Pour parvenir à cet objectif, à la fin de l'année, à l'école publique Nyboho, les élèves vont noter le personnel enseignant. A la page 14 du questionnaire de satisfaction, ils devront se prononcer sur l'affirmation suivante : "Les adultes réagissent si moi ou un autre élève a été maltraité." L'an passé, 82% des écoliers avaient répondu "oui". Olivia a arrêté de tirer sur les manches de son gilet. Elle se lève et se retourne vers la directrice : "Moi, je me suis toujours sentie soutenue par l'école." Elle semble soulagée d'avoir pu se confier.
Vous êtes victime de cyberharcèlement ? Vous avez été témoin d'une situation de harcèlement scolaire ? Si vous avez besoin d'une aide directe, ou que vous êtes inquiet pour l'un de vos proches, des numéros de téléphone gratuits et confidentiels ont été mis en place pour répondre à vos questions : le 3020 (consacré au harcèlement) et le 3018 (dédié au cyberharcèlement). Vous pouvez aussi vous adresser à la direction ou un membre de l'équipe éducative de l'établissement dans lequel un cas de harcèlement est détecté. Vous trouverez enfin de nombreuses informations sur les manières de réagir sur le site du ministère de l'Education nationale .
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