: Reportage A Stains, au lycée Maurice-Utrillo, des enseignants font grève contre l'interdiction de l'abaya et le manque de moyens
De passage à Stains, Lamia, Kany et Danielle sont scolarisées en seconde dans la ville voisine de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Elles viennent de sortir de cours et en face d'elles, devant le lycée Maurice-Utrillo, une mobilisation est en cours, mercredi 6 septembre, contre l'interdiction du port de l'abaya et le manque de personnel. "Nous aussi, on aimerait que nos profs se mettent en grève", jalouse Lamia. "La liberté, c'est aussi s'habiller comme on le souhaite", complète Kany. Sur le côté, on aperçoit ce collage sur un mur bleu : "Comparer des lycéennes à des terroristes, c'est non !"
Ce slogan entend répondre aux récentes déclarations d'Emmanuel Macron. Interrogé par le youtubeur Hugo Décrypte, le président a en effet évoqué lundi les attentats terroristes et l'assassinat de Samuel Paty pour expliquer le contexte de la décision du gouvernement d'interdire l'abaya dans les établissements scolaires. Relancé à ce sujet, il a toutefois assuré ne faire "aucun parallèle" entre des actes de terrorisme et la tenue portée par des jeunes filles musulmanes. "Je vous dis juste que la question de la laïcité dans notre école est une question profonde", a ajouté Emmanuel Macron.
Au lycée Maurice-Utrillo, cette interdiction ne passe pas. Au moins la moitié des enseignants de cet établissement sont en grève reconductible à compter de mercredi. Dans un communiqué partagé sur les réseaux sociaux, les professeurs à l'origine du mouvement qualifent d'"islamophobe" l'interdiction du port de l'abaya ou du qamis, son équivalent masculin, parce qu'elle reviendrait à "stigmatiser" les élèves. Ils affirment également que ce sujet éclipse celui du manque de moyens, auquel ils sont confrontés tous les jours. Devant un buffet de tomates cerises et de sodas, les enseignants se succèdent pour prendre la parole. "Les jeunesses populaires ne sont jamais écoutées ni accompagnées mais sont, une nouvelle fois, suspectées de défier la République", déplore l'un d'eux au micro.
"J'ai beaucoup d'amies qui portent l'abaya"
En marge de la foule, Momtahina et Laura, 16 ans, soutiennent le mouvement. "J'ai l'impression que les musulmans sont encore visés", regrette la première en jean baggy. "C'est juste un habit, ça n'a rien de religieux", assure la deuxième avec un chignon relevé. Vêtement religieux ou effet de mode ? Le Conseil d'Etat s'est justement penché mardi après-midi sur son interdiction, contestée par l'association Action droits des musulmans (ADM) qui dénonce une "discrimination" raciale et sexiste. Sa décision sera rendue "sous 48 heures", a précisé le juge des référés à l'issue de l'audience.
Si la loi du 15 mars 2004 sur la laïcité interdit "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse", l'abaya, très répandue dans les pays du Maghreb et du Golfe, entre dans une zone grise. Aucun texte religieux ne l'évoque directement, mais le vêtement peut entrer dans une conformité de prescription religieuse de dissimuler le corps.
Une professeure gréviste, qui souhaite rester anonyme, ne souhaite pas "se transformer en police du vêtement", une crainte qui ressort régulièrement de la bouche des professeurs ces derniers jours. Benoît Del Torchio, lui, baigne dans l'incompréhension. "Même moi, je ne sais pas ce que c'est l'abaya par rapport à une autre robe", estime ce professeur de SVT.
"On n'a pas à dire aux élèves comment ils doivent s'habiller."
Benoît Del Torchio, professeur de SVT au lycée Maurice-Utrilloà franceinfo
Assises sur un banc, Maylis et Yacine, toutes deux en terminale, soutiennent le mouvement enclenché par leurs enseignants. Selon Yacine, "les lycéens n'ont pas été suffisamment interrogés" sur ce qu'ils pensent de l'abaya et du qamis à l'école, alors qu'ils sont les premiers concernés. "On ne se laisse pas faire, bien que l'on soit un lycée de banlieue. On a le droit à une voix, nous aussi", estime de son côté Maylis.
Non loin de là, une bande de garçons observent, perplexes, la horde de journalistes sur le parvis de leur lycée. Ils hésitent à témoigner. Puis l'un d'eux se lance. "J'ai beaucoup d'amies qui portent l'abaya. Je les soutiens parce que c'est une tenue non religieuse, qui a été interdite pour des raisons religieuses", estime Aboubakar*, 17 ans, les mains dans les poches de son survêtement. Dès sa nomination fin juillet, Gabriel Attal avait jugé qu'aller à l'école en abaya était "un geste religieux, visant à tester la résistance de la République".
"On devrait régler des choses plus importantes"
Mais Aboubakar déplore aussi l'absence de professeur principal dans sa classe. "A qui on doit s'adresser pour parler du bac et de Parcoursup ?", s'interroge le jeune homme. "On devrait régler des choses plus importantes" qu'interdire le port de l'abaya, regrette une autre élève. Pour l'équipe enseignante, la "polémique" sur l'abaya vise en effet à "cacher les attaques qui sont faites contre le système public d'éducation, en particulier la baisse drastique de moyens".
A la manière d'une liste de fournitures scolaires, les profs grévistes énumèrent le manque de personnels au lycée Maurice-Utrillo : un CPE en moins (trois contre quatre l'année passée), une réduction du nombre d'assistants d'éducation, un demi-poste de technicien de laboratoire non pourvu depuis plus d'un an... "Avec la réforme du bac, il est très compliqué d'avoir un prof principal dans chaque classe. Il en manquait cinq le jour de la pré-rentrée", ajoute une professeure. Elle soutient que "la grève continuera" jusqu'à ce que les moyens soient mis sur la table.
Depuis l'année dernière, il n'y a également aucune infirmière au lycée Maurice-Utrillo. "Quand je ne me sentais pas bien, je n'avais aucun endroit où aller et on devait venir me chercher", rapporte Laura. Même pour un mal de tête, elle n'a pas eu droit à du paracétamol. Parmi les lycéens interrogés par franceinfo, il y a ceux qui n'ont pas eu de prof d'anglais pendant plusieurs semaines, quand cela a été le prof de français pour d'autres.
Contactée pour réagir aux motifs de cette grève, la direction du lycée n'a pas donné suite à notre demande. Aucun chiffre officiel n'a été communiqué, pour l'heure, par le ministère de l'Education nationale sur le manque de personnels pour cette nouvelle année. Mais les premiers retours sur le terrain mettent en lumière des trous un peu partout en France.
* Le prénom a été modifié.
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