Rentrée scolaire 2023 : à Nanterre, les enseignants du lycée Joliot-Curie veulent aller de l'avant après les émeutes, mais l'interdiction de l'abaya les inquiète
Faut-il en parler ou mettre le sujet sous le tapis ? L'été est passé et les violences urbaines qui ont suivi la mort de Nahel fin juin semblent bien loin. Mais si plus aucune poubelle ne brûle, rien ne dit que le sujet n'est pas inflammable. A Nanterre (Hauts-de-Seine), point de départ des tensions, les professeurs du lycée Joliot-Curie préparent une rentrée pas comme les autres. Et s'interrogent sur la manière d'aborder, ou non, ces événements avec les élèves.
Si l'établissement n'a pas été dégradé, "c'est psychologiquement qu'il a été endommagé", assure Teresa, professeure de français et théâtre. De nombreux jeunes connaissaient en effet le jeune homme tué par la police, et certains ont pu prendre part aux émeutes.
"Nous n'avons pas pu échanger collectivement avec eux depuis. C'est particulier de les revoir en classe après tout ça", souligne Agnès*, enseignante d'histoire-géographie. Il y a bien eu quelques prises de nouvelles entre professeurs et élèves, et des retrouvailles lors de la marche blanche. Mais les deux mois de vacances ont, comme chaque année, entériné une distance. "On n'a pas croisé les élèves depuis très longtemps", regrette Thomas*, membre du personnel administratif.
Aux élèves de "faire le premier pas"
La fin de l'année scolaire a également été marquée par l'annulation de nombreux événements. Les terminales n'ont pas eu droit à leur traditionnel bal et la fête du personnel a aussi été rayée du calendrier. "Nous n'avons pas pu afficher les résultats du bac pour tous les candidats, alors que c'est habituellement un moment fort pour les élèves", relate Thomas. La réunion des options pour les secondes n'a pas non plus eu lieu. "Les gamins se sont inscrits sur internet, ou au contraire ne l'ont pas fait par manque d'informations", anticipe Teresa.
Cette enseignante n'exclut pas l'idée de parler des émeutes en classe. "En général, le premier jour, je demande toujours des nouvelles de leur été, ce qui va, ce qui ne va pas. Si je sens qu'il y a un point à faire sur ça, on le fera", assure-t-elle.
"Il faut qu'on s'accroche à une pédagogie qui répare et qui, en même temps, propose de repartir sur de nouvelles bases en cette rentrée."
Teresa, professeure de français et de théâtrefranceinfo
"J'ai le sentiment que ça s'est quand même tassé, même si les élèves n'oublient pas", juge Thomas, qui ajoute que, durant la rentrée des personnels administratifs, le 28 août, les émeutes n'ont pas été évoquées par la direction du lycée. "Je n'attendais pas ça d'eux non plus. Je ne sais pas ce que l'on peut dire de plus en l'état. Mais ça vaudrait le coup de réfléchir ensemble à la façon de recueillir la parole des élèves", concède-t-il.
Pour Agnès, c'est avant tout à ces jeunes de "faire le premier pas". "Il y a encore des marques dans l'espace public, cela reste très frais. Même pour l'enseignant, ce n'est pas évident d'avoir une analyse fine des événements", estime la professeure d'histoire-géo. Lors de la rentrée des profs, vendredi 1er septembre, les émeutes n'ont, là encore, pas été abordées collectivement. Mais si le sujet s'impose, Agnès envisage de l'intégrer comme exemple dans son cours d'éducation morale et civique. "Si on discute de ce qui fait la société, cela pourra être utilisé", illustre-t-elle.
"Ils n'ont pas confiance en l'école"
De leur côté, les parents d'élèves estiment que les émeutes ne doivent pas être un sujet tabou. "Les enfants savent très bien ce qu'ils se passe et il faut trouver des lieux de discussions et d'échanges", considère Abdelkrim Mesbahi, référent de la FCPE à Nanterre. Mais il admet que "les professeurs n'auront pas forcément le temps, car ils ont aussi tout un programme à gérer".
Alors que les associations de quartier ont joué un rôle fort de cohésion cet été, il souhaite qu'on leur "donne la possibilité de faire leur job entre les murs des établissements" dans les semaines à venir. Au lycée Joliot-Curie, la majorité des élèves viennent des collèges d'éducation prioritaire et de familles modestes. "Ces jeunes ont déjà du mal à s'accrocher à l'école, et l'une des raisons, c'est aussi qu'ils n'ont pas confiance en l'Etat et donc en l'école", souligne Agnès, qui craint que la méfiance soit encore plus forte.
"Cela fait des années qu'on exprime le fait que ce qui n'est pas résolu à l'extérieur vient polluer l'école."
Agnès, enseignante d'histoire-géographiefranceinfo
En octobre, le lycée Joliot-Curie a été durement marqué par un blocus des lycéens, avec des affrontements entre jeunes et forces de l'ordre devant l'établissement. Les émeutes ont donc "plombé une année déjà compliquée", rappelle Teresa. A l'origine des ces tensions : une suppression, à l'époque, de l'aide aux devoirs, mais aussi des altercations avec la direction sur les vêtements autorisés ou non dans le lycée.
"Je ne veux pas être la police du vêtement"
Le ministre de l'Education nationale vient justement d'annoncer l'interdiction de l'abaya dans le milieu scolaire au nom de la laïcité. Une note de service a été "envoyée dans la journée aux chefs d'établissement pour clarifier la règle", a déclaré Gabriel Attal jeudi sur France Inter.
En déplacement dans un lycée professionnel à Orange (Vaucluse), Emmanuel Macron a assuré que le gouvernement "ne laissera rien passer" sur l'abaya. "On sait qu'il y aura des cas (...) par négligence peut-être, mais beaucoup pour essayer de défier le système républicain. Nous devons être intraitables", a déclaré le chef de l'Etat.
>> Pourquoi la future interdiction de l'abaya à l'école pose question sur le plan juridique
Selon Agnès, la direction de Joliot-Curie a logiquement exhorté l'équipe pédagogique à faire respecter cette règle "dans le dialogue". "C'est finalement ce qui m'inquiète le plus en cette rentrée. Je ne veux pas être la police du vêtement. On a des jeunes filles qui s'habillent joliment le vendredi, qui mettent des robes longues avec des broderies et des perles, mais ce ne sont même pas des abayas. Comment cela sera interprété ?", s'interroge l'enseignante.
Une confusion que redoute aussi Thomas. "Ce qui me fait rire, c'est le décalage entre les annonces et la réalité. Aller faire la différence entre une robe longue et une abaya, ça va être compliqué...", anticipe-t-il. "Des nouvelles polémiques ont désormais pris le pas sur les émeutes (...) Le problème, c'est que cela peut faire naître des tensions entre nous et les élèves".
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des interlocuteurs.
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