Trois questions pour comprendre le débat sur l'abaya, cette tenue que Gabriel Attal veut interdire dans le milieu scolaire au nom de la laïcité
Près de vingt ans après la loi sur les signes et tenues religieuses à l'école, la liste des vêtements concernés s'allonge. "On ne pourra plus porter l'abaya à l'école", a déclaré le nouveau ministre de l'Education nationale, Gabriel Attal, sur TF1, dimanche 27 août. Une décision qui intervient alors que de plus en plus d'établissements signalent des atteintes à la laïcité, notamment pour des questions vestimentaires, et réclament une clarification.
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Jusqu'ici, le ministère leur laissait une marge d'interprétation sur le caractère religieux du port de l'abaya, cette robe ample portée par-dessus les vêtements, tout en estimant possible de l'interdire. Pap Ndiaye, prédécesseur de Gabriel Attal, s'était refusé à réglementer dans le détail "les longueurs des robes". Franceinfo revient en questions sur ce sujet complexe.
1 L'abaya est-elle un vêtement religieux ?
L'abaya, surtout répandue dans les pays du Maghreb et du Golfe, n'est pas un vêtement directement lié au culte musulman, mais "à une culture", explique Anne-Laure Zwilling, anthropologue des religions au CNRS. "Si l'abaya était un vêtement religieux, toutes les musulmanes devraient la porter." Aucun texte ne l'évoque directement, et elle n'est d'ailleurs pas présente dans l'ensemble du monde musulman. "Qu'elle soit portée pour des motifs religieux, c'est autre chose", poursuit la chercheuse.
Cette robe longue et ample portée par-dessus les vêtements, qui couvre tout le corps sauf les pieds et les mains, permet aux femmes musulmanes de se conformer à une prescription religieuse de dissimuler leur corps. "Il y a des gens qui vendent des abayas comme un vêtement parmi d'autres, et des gens qui en vendent parce qu'ils estiment que c'est le seul vêtement convenable pour une femme", résume Anne-Laure Zwilling.
Cette ambiguïté est source de débat, y compris entre spécialistes. Porter une abaya "conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse", estimait Iannis Roder, administrateur du Conseil des sages de la laïcité, en juin dans Le Parisien. N'étant portée en France que par des femmes musulmanes, cette robe révèle forcément leur confession, estime-t-il. Ce n'est pas l'avis du spécialiste de l'islamisme Haoues Seniguer, pour qui elle a un sens "beaucoup plus ambivalent qu'un voile", en particulier dans les pays du Maghreb ou du Moyen-Orient. "La meilleure manière pour savoir si c'est religieux ou pas, c'est de savoir le sens que donnent à ce vêtement celles qui le portent", justifie-t-il auprès de l'AFP.
Mais il n'est pas non plus facile de déterminer si les élèves qui portent l'abaya le font par goût, par conviction personnelle ou par volonté d'afficher leur foi. "Pour moi, c'était une tenue comme les autres que je mettais, car c'était mon style", justifiait en novembre dernier une lycéenne de Montauban (Tarn-et-Garonne) citée par France 3, sans convaincre les autorités académiques.
"Il n'est pas impossible qu'il y ait plusieurs raisons", estime Ismail Ferhat, chercheur en sciences de l'éducation à l'université Paris-Nanterre. Ce spécialiste de la laïcité en milieu scolaire estime qu'il existe cependant "une fraction de jeunes qui ont un rapport identitaire au religieux", pour qui le port de l'abaya, parce qu'il se situe dans une zone grise du règlement et de la loi, peut-être un moyen d'exprimer "une contestation" de l'interdiction des signes religieux, y compris "dans une forme de provocation adolescente".
2 Faisait-elle partie des signes ou tenues déjà interdits depuis la loi de 2004 ?
C'est une question que les établissements scolaires peinent à trancher. La fameuse loi de mars 2004 interdit "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". Quelques mois après son adoption, une circulaire a été publiée pour ajouter "le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive". Mais ce texte du ministère de l'Education précise aussi que la loi "est rédigée (...) de manière à répondre à l'apparition de nouveaux signes, voire à d'éventuelles tentatives de contournement de la loi".
Des décisions de justice ont déjà élargi ce périmètre, explique Ismail Ferhat : "Ont été ajoutés le turban sikh, mais aussi les signes vestimentaires qui auraient par extension une signification religieuse", à partir du cas d'une élève qui couvrait ses cheveux d'un bandana, faute de pouvoir porter son foulard en cours, explique-t-il.
Ce principe laisse les tenues comme l'abaya dans une zone grise, que le ministère de l'Education nationale a tenté d'éclaircir par une nouvelle circulaire en novembre dernier, accompagnée d'une fiche détaillant la marche à suivre en cas d'interrogations. La loi et la jurisprudence permettent d'interdire "les signes ou tenues qui manifestent ostensiblement, par leur nature même, une appartenance religieuse", mais aussi ceux "qui ne sont pas par nature des signes d'appartenance religieuse, mais peuvent le devenir indirectement et manifestement en raison du comportement de l'élève", détaille ce document, qui mentionne l'abaya, le bandana ou la jupe longue.
Pour trancher, le personnel est donc invité à analyser l'intention de l'élève. L'Education nationale suggère des indices, tel que le fait de porter le vêtement litigieux en permanence, la "persistance du refus de l'ôter" ou un discours remettant en cause la laïcité. Le prédécesseur de Gabriel Attal à l'Education nationale, Pap Ndiaye, avait revendiqué cette place laissée à l'appréciation au cas par cas. "Nous n'allons pas publier des catalogues interminables pour préciser les longueurs de robe, de manches, de couleurs...", justifiait-il en octobre.
Mais les syndicats de chefs d'établissements ont demandé à plusieurs reprises des "consignes claires". "Il est compliqué pour les chefs d'établissements de se positionner", même avec l'appui des "équipes Valeurs de la République" du ministère, observe Ismail Ferhat. Le spécialiste du monde éducatif souligne aussi que ce cadre souple peut "créer une forme d'insécurité pour les élèves, car deux chefs d'établissement n'auront pas forcément le même point de vue". L'avis du nouveau ministre Gabriel Attal est plus tranché : "Les abayas sont des vêtements religieux. Ils doivent être traités comme tels", déclarait-il au Figaro dans un article publié jeudi.
3 Est-elle de plus en plus portée dans les établissements scolaires ?
Devant les recteurs réunis à la Sorbonne jeudi, Gabriel Attal a présenté le port de ces robes longues comme un phénomène en expansion : "Ces derniers mois, les tenues religieuses comme les abayas ou les qamis [un vêtement similaire porté par les hommes] ont fait leur apparition dans certains établissements". Une note des services de l'Education nationale, que l'AFP dit avoir consulté, fait état d'une hausse de 150% des signalements concernant le port de signes ou de tenues religieuses sur l'année scolaire passée, par rapport à la précédente. Un rythme de hausse plus rapide que celui de l'ensemble des signalements d'atteintes à la laïcité (+120%), qui suggère que les incidents se cristallisent davantage autour de la question vestimentaire.
Le nombre de signalements ne reflète cependant pas seulement l'évolution sur le terrain. La diffusion en novembre d'une circulaire du ministère de l'Education a pu encourager le personnel de certains établissements à signaler des faits qu'ils observaient déjà auparavant. Le signalement des atteintes à la laïcité est, en soi, une création récente, introduite en 2017. Difficile, donc, de mesurer une tendance ou une évolution à long terme.
A l'inverse, tous les cas ne sont pas signalés, loin de là, comme le reconnaissaient 42% des établissements ayant répondu à un sondage du SNPDEN, principal syndicat des directeurs de collèges et lycées, publié en mars. Si le nombre de signalements d'atteintes à la laïcité, tous motifs confondus, a été multiplié par 2,5 lors de l'année scolaire 2022-2023, selon une note interne consultée par Le Figaro et Europe 1, il s'élève à 4 710 cas. Un chiffre à rapporter aux plus de 12 millions d'élèves, dont plus de 5,7 millions au collège et au lycée.
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