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Enquête Service national universel : dans un centre de Haute-Savoie, deux cadres mis à pied après des punitions physiques "humiliantes"

Article rédigé par Lucie Beaugé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Les sanctions consistant à faire faire des pompes aux volontaires du SNU sont en principe prohibées, selon plusieurs encadrants contactés par franceinfo. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Deux encadrants ont imposé une séance de pompes sur les poings, dans les graviers, à des participants, qui ont protesté. Une punition en principe prohibée et un conflit qui illustre deux visions opposées du SNU.

Entre "sens de l'engagement" et culture militaire, le Service national universel (SNU) se cherche, au risque de parfois s'égarer. Deux cadres d'un centre de Haute-Savoie ont été sanctionnés, lors d'un séjour organisé en juin, pour avoir forcé trois garçons à faire des pompes sur les poings, dans les graviers, a appris franceinfo. Les participants "n'ont pas été violentés, ni blessés, mais on a voulu marquer le coup avec la mise à pied de ces cadres, car cela reste non tolérable et non conforme au règlement", justifie Fabien Basset, chef du Service départemental à la jeunesse, à l'engagement et aux sports (SDJES), qui a prononcé la sanction.

Un mercredi soir, après un concert de musique classique, Clémence, encadrante du SNU de 24 ans, organise une "démocratie interne" (temps d'échange avec les volontaires) dans une chambre de filles. Interpellée par du bruit dans le couloir, la tutrice ouvre la porte et surprend Théo* et Paul* sortant d'une chambre voisine, dont les occupantes étaient absentes à ce moment-là, selon les informations recueillies par franceinfo. Comme le livret d'accueil du centre le précise, "les infractions mineures au règlement sont sanctionnées de punitions visant à responsabiliser les volontaires". Clémence suggère que les garçons se chargent de "nettoyer les box des chevaux".

"On savait que c'était interdit"

Entre-temps, Maxime* et Pascal*, deux cadres, supérieurs hiérarchiques de Clémence, ont rejoint la discussion, ainsi qu'un troisième volontaire venu se dénoncer. Il émet l'idée de faire des pompes. "On a rapidement compris qu'il n'avait pas du tout été dans la chambre, précise Clémence. Il voulait faire des pompes, car il en avait fait d'autres soirs dans le couloir, et parce que c'est quelqu'un qui aime les défis physiques." Selon la tutrice, Pascal accepte la proposition du fanfaron. Plusieurs encadrants affirment pourtant à franceinfo avoir appris durant leur formation que les "pompes" ne faisaient pas partie des sanctions prévues.

Pascal ordonne aux jeunes "d'aller enfiler leurs chaussures de sport". Dehors, les trois volontaires, accompagnés des deux cadres, se voient alors imposer des pompes sur les poings. D'abord sur le goudron, puis sur des graviers. "Avec Paul, on s'est énervés parce qu'on savait que c'était interdit", témoigne Théo. Le livret d'accueil du centre précise en effet que "les travaux humiliants ou vexatoires" sont "exclus".

"On leur a dit que ça faisait mal. Maxime m'a glissé : 'Je te voyais plus costaud que ça'. Ensuite, il m'a mis trois petites pichenettes sur la joue, pour qu'avec l'énervement, j'y arrive. Je sais qu'à l'armée, ça marche comme ça."

Théo*, volontaire

à franceinfo

En furie, les deux jeunes remontent dans les chambres. "Ils criaient qu'on les avait frappés. Je me suis sentie coupable de ne pas être descendue", confie Clémence, qui ajoute que Théo et Paul ont finalement changé leur version après une discussion, le soir même, avec les cadres. "Ils sont revenus en parlant de petites tapes" sur la joue, relève la tutrice. Selon les informations recueillies par franceinfo, la scène n'était pas violente, mais "humiliante".

De précédentes "dérives"

Le lendemain, des membres de l'encadrement, choqués par la tournure de cette soirée, prennent l'initiative de contacter le SDJES. Maxime est exclu trois jours, Pascal jusqu'à la fin du séjour. "On a identifié que l'un a été plus acteur que l'autre", justifie Fabien Basset. Auprès de franceinfo, Maxime juge que "dans le règlement, il n'est pas mentionné explicitement si les pompes sont interdites ou autorisées".

"Si j'avais su que ça allait prendre cette ampleur, je n'aurais pas laissé faire. Mais de notre point de vue, il n'y avait rien de dramatique sur le moment."

Maxime*, cadre mis à pied

à franceinfo


Graviers ou non, il estime que ce sont "les pompes en tant que punition" qui ont amené à son exclusion et celle de Pascal. Il précise que "les petites tapes sur la joue" de Théo se voulaient encourageantes, "en mode ça va aller". Contacté à plusieurs reprises par franceinfo, Pascal a refusé de s'exprimer.

Vanessa, une tutrice du séjour, dépeint une ambiance délétère dans ce centre de Haute-Savoie, qu'elle n'a ressentie nulle part ailleurs. "Les cadres criaient sur les gamins, comme s'il fallait leur faire peur. Dès qu'il y avait un peu de bruit dans une chambre, ils les sortaient dans le couloir pour leur faire faire la chaise", rapporte la jeune femme. "Ces cadres, à des degrés différents pour chacun d'eux, ont fait preuve d'un autoritarisme qui n'avait pas lieu d'être, juge une autre encadrante. Elle salue par ailleurs "la grande réactivité du département et la justesse de leur analyse de la situation" concernant l'exclusion de Maxime et Pascal, mais dénonce, à l'inverse, l'attentisme du chef de centre.

Le chef de centre "n'a pas su gérer la situation"

Après l'épisode des pompes, "on a contacté le SDJES, car on a reçu des SMS très ambigus du directeur et de son adjoint le lendemain matin. Ils nous ont dit que cela devait rester entre nous, de faire comme si rien ne s'était passé, qu'on en parlerait le soir, restitue une membre du personnel à propos de ces messages, consultés par franceinfo. J'y ai vu une manière de nous faire taire." Pour Vanessa, le directeur "n'a pas su gérer la situation".

Interrogé par franceinfo, ce proviseur de lycée à la retraite juge que "l'affaire a été montée en mayonnaise" par certaines tutrices. "L'émotion a présidé et on a prévenu le SDJES à mon insu", regrette-t-il. Il résume ainsi sa pensée : "Cette punition était une connerie, je ne sais pas ce qui leur est passé par la tête. Mais est-ce que l'exclusion des cadres avait une valeur démonstrative auprès des volontaires ? Je n'en suis pas sûr. Il suffisait de calmer les esprits et on continuait le séjour sans problème."

En dehors de la soirée punitive, Théo insiste sur le fait qu'il a "kiffé l'ambiance dans les chambres et les activités" proposées par le SNU. Il ajoute que "Maxime s'est excusé sincèrement" pour les pompes. Aucune information n'a été communiquée à franceinfo sur le retour, ou non, des deux cadres lors de futurs séjours.

"C'est l'opposition entre deux mondes"

Cette affaire illustre un fossé entre deux visions de ce que devrait être le SNU, portées par des encadrants aux expériences très différentes (corps en uniforme, colonies de vacances, Education nationale). La soirée en question a scindé le groupe en deux pour le reste du séjour. "Il y a eu une division de l'équipe en fonction des expériences de chacun : les encadrants proches de la culture militaire étaient offusqués de l'exclusion, les autres trouvaient que c'était normal au vu des événements", relève Clémence. Membre des forces de l'ordre le reste de l'année, Maxime l'admet : "C'est l'opposition entre deux mondes. Faire un truc carré ou se la jouer cool ? Je ne sais pas ce qui est le mieux."

"Par mon expérience professionnelle et l'éducation que j'ai reçue, le respect des règles est un repère pour moi."

Maxime*, cadre mis à pied

à franceinfo

Maxime assure aussi que parmi les volontaires, certains arrivent avec une vision erronée du SNU. "Ils pensent que c'est l'armée, qu'ils vont faire le parcours du combattant et des pompes", assure-t-il. "Ces jeunes ont été en demande de ce qu'ils imaginent être le monde militaire, et les cadres n'ont pas su refuser cette demande ni la gérer convenablement", nuance Fabien Basset. Pour Vanessa, "on ne peut pas non plus faire de généralités" sur la présence de corps en uniforme, car "il y a des centres où cela se passe très bien".

Lors de ces séjours de cohésion, la culture militaire jaillit à travers plusieurs rituels quotidiens, comme la levée des couleurs, le chant de La Marseillaise ou le port de l'uniforme. Depuis juillet 2022, la secrétaire d'Etat chargée de la Jeunesse et du SNU – auparavant Sarah El Haïry, puis Prisca Thevenot depuis le 20 juillet – exerce d'ailleurs ses fonctions auprès de deux ministères : l'Education nationale et les Armées.

La crédibilité du programme a récemment été entamée par d'autres affaires, qui, elles, ont été portées devant la justice. En avril, Politis a révélé des cas de harcèlement sexuel, des propos racistes, des humiliations et des gestes déplacés de la part de cadres sur des tuteurs et des volontaires, à l'été 2022 en Ile-de-France. Selon l'AFP, l'ancienne secrétaire d'Etat Sarah El Haïry a saisi le procureur de la République. Une autre affaire, rapportée par Marianne en avril, a donné lieu à une enquête pour "agression sexuelle aggravée" visant un encadrant du Service national universel, dans la Marne.

"Le SNU nous permettra d'avoir une jeunesse parée à tous les périls", promettait le chef de l'Etat en janvier. Après avoir un temps envisagé de le rendre obligatoire, le gouvernement préfère désormais évoquer la "généralisation" d'un dispositif toujours basé sur le volontariat. "Il n'y aurait rien de pire que de forcer un jeune à aller faire le SNU, ce serait contre-productif", assurait Prisca Thevenot, début août, sur franceinfo. Encore faut-il attirer les volontaires. Sur 600 000 jeunes éligibles chaque année, 32 000 y ont participé en 2022 et 40 000 sont inscrits en 2023.

 * Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des témoins.

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