Suppression ou transformation : que va changer la disparition de l'ENA annoncée par Emmanuel Macron ?
Favorable à la suppression de l'Ecole nationale d'administration, le chef de l'Etat a décidé de la remplacer par un Institut du service public, dont les bases restent sensiblement les mêmes. Certains y voient un coup "éminemment politique" d'Emmanuel Macron, à un an de l'élection présidentielle.
Adieu l'ENA, place à l'ISP, ou "Institut du service public". Emmanuel Macron a profité d'une réunion en visioconférence devant plusieurs centaines de hauts fonctionnaires, jeudi 8 avril, pour entériner la suppression de la très symbolique Ecole nationale d'administration, qui forme depuis plus d'un demi-siècle les hauts fonctionnaires du pays.
L'Elysée parle d'une "révolution", alors que le gouvernement s'apprête à présenter sa réforme de la haute fonction publique, dont la suppression de l'ENA est l'une des mesures phares. "C'est une transformation plus qu'une suppression, qui est un mot marquant dans l'opinion publique", analyse pour franceinfo Chloé Morin, politologue associée à la fondation Jean-Jaurès et spécialiste de la haute fonction publique.
Les bases de l'école fondée par De Gaulle demeurent
Simple ravalement de façade ou vraie révolution ? Si Emmanuel Macron parle de "supprimer l'ENA", les bases de l'école fondée en 1945 par le général de Gaulle demeurent. L'Institut du service public (ISP) est une modernisation aux objectifs clairs : diversifier les profils de la haute fonction publique et la rendre plus attractive.
Parmi les nouveautés annoncées par le chef de l'Etat, l'apparition d'un tronc d'apprentissage commun avec 13 autres grandes écoles de fonctionnaires – qui forment des magistrats, commissaires, directeurs d'hôpitaux – la création d'un corps unique après le cursus, celui des "administrateurs de l'Etat", et donc la fin des prestigieux grands corps dès la sortie de l'école.
"J'entends dire 'suppression', je vois une réforme", tempère l'ancien ministre socialiste Michel Sapin dans Le Parisien. La volonté de la réforme est claire : juger les énarques sur leurs parcours et leurs compétences plutôt que sur le classement, dont l'importance sera limitée et ne déterminera que les premières affectations dans les administrations décentralisées pendant plusieurs années. La fin des "rentes à vie" – le fait d'obtenir les carrières les plus prestigieuses du seul fait d'être sorti dans le haut du classement – doit également permettre de rompre avec des carrières toutes tracées, et participer au changement profond de l'institution espéré par Emmanuel Macron, lui-même énarque, qui a fait de la suppression de l'ENA l'un de ses combats.
"Si c'est juste un changement de nom, ce serait un coup d'épée dans l'eau."
Frédéric Potier, délégué général à l'éthique et à la conformité de la RATP et énarqueà franceinfo
"Ce n'est pas en rayant d'un trait de plume le nom de l'Ecole d'administration que l'on agira plus efficacement et plus intelligemment", critique de son côté Daniel Keller, président de l'Association des anciens élèves de l'Ecole nationale d'administration, sur franceinfo.
Une évolution déjà à l'œuvre depuis 2017
Au-delà du changement de nom, la politologue Chloé Morin juge nécessaire une réforme profonde de l'institution, débutée en 2017 par l'actuel directeur de l'école, Patrick Gérard. A son arrivée, il avait déjà entamé la transformation de l'ENA : changement en profondeur du fonctionnement, nouvelles épreuves, réforme du classement de sortie.
"C'est une accélération de la tentative de réforme [actuelle de l'ENA]. Il faudra maintenant la juger sur trois points : le recrutement, la formation et la gestion des carrières", analyse Chloé Morin. "Depuis 2017, Patrick Gérard a fait une transformation considérable de l'Ecole qui est d'ailleurs toujours en cours. Il faut éviter que le politique, par des décisions qui me semblent intempestives, vienne perturber une transformation à l'œuvre organisée par l'Ecole, par sa direction", juge de son côté Daniel Keller, qualifiant la suppression de l'ENA de "mesure inopportune".
"La question, ce n'est pas de savoir si on va dans le bon sens, mais va-t-on assez vite ? C'est difficile de savoir si c'est une vraie réforme systémique ou un récit à des visées de communication."
Chloé Morin, politologue à la fondation Jean-Jaurèsà franceinfo
Frédéric Potier, élève de l'ENA entre 2004 et 2006, juge positivement la création d'un corps unique à la sortie de l'école, ainsi que l'affaiblissement du fameux classement de sortie : "Cette réforme va mettre fin à la situation ubuesque où l'on envoie des jeunes faire des missions de contrôle alors qu'ils ne connaissent pas l'administration. Et le classement était effectivement quelque chose qui relevait du non-sens." Selon lui, changer complètement l'ENA n'aurait pas forcément de sens. "Il est important de ne pas oublier les fondamentaux, il ne faut pas que cette grande école devienne une école de commerce."
Directrice de l'école entre 2012 et 2017, l'eurodéputée Nathalie Loiseau, interrogée par franceinfo, voit dans cette réforme un moyen de mettre "un grand coup de pied dans la fourmilière. On a besoin de hauts fonctionnaires bien formés, bien recrutés, mais on a besoin que les choses bougent". Et que le recrutement évolue afin de "sortir du moule de Sciences Po Paris".
"Vers un renforcement des problèmes existants"
Reste la question de la diversification sociale des profils qui intégreront le nouvel Institut. Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à la Sorbonne et experte de l'action publique, ne "croit pas une seconde" à l'ouverture aux classes populaires d'une école dont le siège est à Strasbourg mais qui possède également une antenne à Paris, près des administrations centrales et des représentations diplomatiques. "On se dirige là vers un renforcement des problèmes déjà existants", dit-elle à franceinfo.
A un an de l'élection présidentielle, et alors que la défiance à l'égard de la classe politique grandit avec la crise sanitaire, le timing de cette réforme peut surprendre. Chloé Morin y voit un coup "éminemment politique" d'Emmanuel Macron. "Il veut envoyer le signal qu'il continue à bousculer les élites et qu'il n'a pas oublié les leçons des 'gilets jaunes', c'est une indication du positionnement qu'il entend adopter à la présidentielle en renouant avec ce côté réformateur." Pour Frédéric Potier, la suppression "sera bien accueillie s'il y a une réforme de fond, mais si c'est du cosmétique en vue de l'élection présidentielle, ça le sera moins..."
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