: Reportage Fin de vie : dans le "désert palliatif" de la Haute-Saône, des soignants "dépassés" face aux souffrances des malades
Michel a 82 ans et il a mal. "Mal aux reins. C'est affreux", soupire-t-il. "On est vite dans l'impasse avec lui", reconnaît, impuissante, une infirmière de l'hôpital de Vesoul (Haute-Saône). Appelée à la rescousse ce vendredi 23 juin, l'équipe mobile de soins palliatifs (EMSP) s'invite dans le service, parcourt le dossier et écarquille les yeux. Michel ne reçoit de la morphine que toutes les huit heures. "C'est largement sous-dosé", tranche la médecin Anne-Laure Dugenet.
Le patient est là, avec son cancer de la vessie, son insuffisance rénale et ses douleurs. Promis, on va répondre à sa souffrance. "La priorité, c'est que vous ayez moins mal. Pour le reste, on verra après", énonce l'infirmière de l'EMSP, Gabrielle Lima. L'état du patient est inquiétant, mais ni lui ni son épouse ne semblent le mesurer. Les deux soignantes tâtent le terrain.
– "Qu'est-ce que vous attendez des médecins ?
– Ben... Qu'ils me guérissent.
– Et s'ils ne le peuvent pas ? Vous y pensez parfois ?
– Non. Ma famille me dit que je vais guérir."
L'équipe mobile est également là pour ça : accompagner les professionnels face aux situations délicates. Les médecins du service de néphrologie se demandent si leurs traitements ont encore un sens ou si tout cela relève d'un acharnement thérapeutique. Plutôt que de chercher à prolonger la vie, à coups de protocoles et de souffrances, l'heure est peut-être venue de se concentrer sur la qualité du temps qu'il reste à vivre au patient. Soigner à défaut de guérir, c'est la spécialité des professionnels du soin palliatif.
Dans un rapport sur la fin de vie adopté mercredi 28 juin, le Sénat appelle à accélérer le déploiement de cette offre de soins sur tout le territoire et à amplifier la formation des autres soignants. Message déjà reçu par le gouvernement, qui prépare notamment une loi sur la fin de vie, promise avant l'automne.
Trois médecins palliatifs à temps partiel
Longtemps méprisés face à la toute-puissante médecine curative, les soins palliatifs bénéficient d'un concert de louanges depuis qu'Emmanuel Macron a lancé, en septembre, un chantier sur la fin de vie en France. Le Conseil consultatif national d'éthique, la Convention citoyenne sur la fin de vie et l'Assemblée nationale ont vanté les mérites de cette médecine qui, face à une affection grave, incurable et mortelle, appelle à privilégier le confort du patient plutôt que le combat contre la maladie. Ces experts maîtrisent les traitements anti-douleurs et la prise en charge des souffrances physiques, psychiques et existentielles. Bénéficier de ces soins est d'ailleurs un droit reconnu par la loi depuis 1999. Mais, en pratique, la France part de loin – et la Haute-Saône encore davantage.
Ce territoire de Bourgogne-Franche-Comté fait partie des 21 départements dépourvus d'unités de soins palliatifs (USP), ces services de pointe destinés à accueillir les patients les plus complexes. Pour ces malades, "on doit parlementer avec les USP d'autres départements pour leur trouver une place", rapporte le chef de l'EMSP de Vesoul, Christophe Petitjean. En 2022, huit patients de Haute-Saône ont pu bénéficier d'un transfert vers Belfort-Trévenans (Territoire de Belfort) et Besançon (Doubs), selon l'Agence régionale de santé. D'autres malades ont refusé d'être déracinés jusqu'à une centaine de kilomètres de chez eux, quitte à serrer les dents pour s'éteindre sur leurs terres.
La Haute-Saône doit aussi se contenter de sept "lits identifiés de soins palliatifs" (soit 3 pour 100 000 habitants, contre 8,2 à l'échelle nationale), disséminés dans des services conventionnels, comme la pneumologie ou la gériatrie. Les patients sont censés y bénéficier d'une attention particulière, malgré les compétences palliatives inégales au sein des équipes. "On aimerait avoir plus de ces lits, mais il faudrait déjà que les services fonctionnent correctement", regrette Christophe Petitjean.
"Il y a souvent des tensions de personnel. Un exemple : on n'a plus de chirurgien urologue à l'hôpital."
Christophe Petitjean, chef de l'équipe mobile de soins palliatifs de Vesoulà franceinfo
La véritable expertise est à trouver au sein de l'unique EMSP du département, chargée de répondre aux demandes des hôpitaux de Gray, Lure, Luxeuil et Vesoul, jusqu'aux Ehpad, aux maisons d'accueil spécialisées et aux domiciles les plus reculés. Pour porter sa bonne parole en Haute-Saône, l'équipe compte trois médecins à temps partiel, deux infirmières, une psychologue et une secrétaire. Une poignée de missionnaires en terre de conquête.
Des "progrès" à l'hôpital
A l'hôpital de Vesoul, l'équipe mobile de soins palliatifs, née en 1999, a longtemps prêché dans le désert. "Les services avaient des réticences à nous faire intervenir, raconte Christophe Petitjean, son fondateur. En oncologie, notamment, il y avait une vision jusqu'au-boutiste consistant à tout tenter pour sauver le patient, quitte à s'acharner et faire naître en lui un espoir de guérison démesuré." Mais au fil des années, les médecins hospitaliers ont appris à interroger leurs pratiques et, parfois, à lâcher prise.
S'il reste quelques "durs à cuire" défendant "la vie à tout prix" dans les services, l'équipe mobile veut désormais intensifier ses efforts en dehors de l'hôpital. "La sensibilisation et la formation des professionnels de ville est essentielle pour bien évaluer les symptômes, anticiper les dégradations de l'état de santé et savoir quand nous solliciter", plaide Delphine Brissac-Cestor, médecin au sein de l'EMSP.
"Il y a malheureusement des territoires de Haute-Saône où les médecins traitants ne font jamais appel à nous."
Delphine Brissac-Cestor, médecin de l'EMSPà franceinfo
Outre les blocages de certains généralistes réticents, les "palliatologues" composent avec un autre mal : la désertification médicale. Le département compte 284 médecins pour 100 000 habitants, contre 453 à l'échelle nationale, selon l'Ordre des médecins. Or les généralistes sont le premier maillon de la prise en charge palliative. "On en voit les conséquences tous les jours, assure Christophe Petitjean. La plupart des médecins traitants n'ont plus le temps de se déplacer et de participer avec nous à des concertations à domicile, qui permettraient aux patients qui le souhaitent de mourir chez eux. Résultat : ces gens finissent à l'hôpital."
"Les chats, on les pique... Nous, on souffre"
Geneviève a 80 ans et elle a mal. "Mal partout, aux articulations, aux muscles, aux tendons..." Atteinte de diverses pathologies touchant ses nerfs, son cerveau, son cœur et son système immunitaire, cette habitante de Villersexel, dans le sud du département, a fini par s'en remettre à un généraliste installé dans le Doubs. "Mon docteur était parti et les autres n'ont pas voulu me prendre, 'dossier trop difficile'", souffle-t-elle. Son pronostic vital n'est pas engagé, mais, fatiguée de se battre pour consulter des spécialistes, elle redoute de "crever à petit feu. Les chats, quand ils sont trop malades, on les pique... Nous, on souffre."
Des souffrances de patients, Patrick Laine en a trop vu. Cet ancien médecin de campagne a exercé durant toute sa carrière à Saulnot, à la limite du Doubs, jusqu'en 2021. "L'espérance de vie dans nos petites contrées est plus faible qu'ailleurs, rapporte le retraité. Dans les déserts médicaux, c'est plus d'attente pour avoir accès à un spécialiste ou pour aller à l'hôpital, et donc plus de souffrances endurées. Certaines pourraient être apaisées et ne le sont pas, notamment en fin de vie."
"Là où vous avez un désert médical, vous avez forcément un désert palliatif."
Patrick Laine, médecin de campagne retraitéà franceinfo
Faute de successeur, Patrick Laine, 73 ans, continue à rendre visite à certains patients, bénévolement. L'une d'eux a succombé à une tumeur du pharynx en mai, chez elle. "Elle avait été renvoyée par l'hôpital, qui ne pouvait plus rien pour elle, raconte-t-il. Son médecin ne se déplaçait pas et n'en avait rien à faire. Quand j'allais la voir, elle me disait en pleurant sur sa table de cuisine : 'J'attends la mort'".
"Des familles craquent"
En théorie, les patients nécessitant des prises en charge lourdes chez eux peuvent bénéficier d'une hospitalisation à domicile (HAD). "Les soins palliatifs font partie de nos activités principales", confirme Delphine Messelet, responsable de la HAD en Haute-Saône. Mais les places sont chères. "On a les mêmes problématiques de recrutement qu'ailleurs, explique cette ancienne blouse blanche. Je n'ai que quatre infirmières, alors que je suis censée en avoir sept. Cela entraîne parfois une semaine d'attente pour des hospitalisations à domicile et nous sommes incapables de répondre à toutes les sollicitations."
"Faute de prise en charge palliative, des médecins traitants sont dépassés, des patients souffrent et des familles se retrouvent seules, en colère."
Delphine Messelet, responsable de site HAD à Vesoulà franceinfo
Face à la désertification médicale et aux effectifs réduits des soins palliatifs, les infirmiers libéraux sont souvent en première ligne. "Certaines situations se passent très bien, mais on voit aussi des gens qui ont très mal et qui n'ont pas la prise en charge qu'ils mériteraient", se désole Stéphane Fréchard, un infirmier installé à Lure. "Certaines familles craquent, surtout la nuit et le week-end, quand l'état du patient se dégrade et que personne ne répond. Elles finissent par appeler le Samu et cela se termine sur un brancard dans des urgences engorgées."
Ce sentiment d'abandon s'invite jusque dans les maisons de retraite. "On est dans un désert palliatif, c'est clair", tranche Katia Champy, infirmière coordinatrice dans un Ehpad de Gray, un des secteurs les plus sinistrés de Haute-Saône. Faute de soutien extérieur, cette soignante sensibilise ses collègues par le biais de formations de trois jours et elle s'apprête elle-même à passer un diplôme inter-universitaire de soins palliatifs, dispensé en deux ans. Elle est fière d'avoir développé une "culture du soin palliatif" dans sa structure. Une forme d'oasis dans le désert de la Haute-Saône.
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