: Enquête A l'ENS Lyon, la direction est accusée de "déni" face aux violences sexuelles
La situation est devenue très tendue sur le campus lyonnais de la prestigieuse école. Syndicats et élus étudiants reprochent à la présidence de ne pas prendre au sérieux les témoignages de harcèlement et d'agressions qui lui sont signalés.
"Ce n'est pas parce qu'on est à l'ENS qu'il y a moins d'agressions qu'ailleurs ou que c'est moins grave." Dans la foulée des révélations sur Sciences Po, la colère a éclaté à l'Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, temple de l'excellence à la française. Une cinquantaine d'étudiants se sont rassemblés dans les jardins Descartes, le 25 février dernier, "contre le déni de la présidence" face au "mal-être étudiant" et aux "violences sexuelles et sexistes à l'ENS", pouvait-on lire dans un communiqué.
Les associations à l'origine du rassemblement voulaient rappeler la direction à ses responsabilités : "prévenir" ces violences et "prendre en charge les victimes". Pour se faire entendre, les étudiants et les quelques enseignants présents ce jour-là ont défilé dans les couloirs de l'école, aux cris de "violences sexistes, école complice" ou "E-N-S, Ecole normale sexiste". Sur les murs, des feuilles A4 étaient placardées, clamant "Violeurs, hors de notre école". Des "Pinton démission" réclamaient le départ de Jean-François Pinton, président de l'établissement.
Ce jour-là, pendant plus d'une heure, chacun a pris la parole, souvent timidement, pour dénoncer une inertie qui leur est devenue insupportable. "Ça fait quatre ans qu'on a les mêmes réunions avec l'administration et quatre ans que rien n'est fait, regrette Raphaël*, élu étudiant. On est face à un problème systémique et la présidence ne fait rien pour le résoudre." "Combien d'agresseurs arrivent ici en se disant : 'Mon comportement est banal, je n'aurai pas de problème en continuant comme ça' ?", déplore Alex, représentant.e de l'association LGBT ArcENSiel.
Des violences documentées
Les crispations entre élus étudiants, CGT et associations d'un côté et administration de l'autre sont le fruit d'un conflit ancien. "La moindre remarque est prise comme une attaque personnelle. Ce n'est jamais la direction le problème, mais nous, car on essaie soi-disant d'entacher son image", explique Paul*, élu étudiant.
"A chaque fois qu'on soulève un problème, on nous répond : 'Vous projetez vos inquiétudes sur les étudiants.'"
Paul, élu étudiant à l'ENS Lyonà franceinfo
Pourtant, les étudiantes et étudiants de l'ENS Lyon ne semblent pas plus préservés des violences sexuelles et sexistes que ceux d'autres grandes écoles. En 2018, une enquête de Mediacités levait le voile sur trois affaires de harcèlement sexuel au sein de l'école, pointant la "frilosité" de la direction dans sa gestion des faits. L'année suivante, en 2019, les accusations de violences sexistes et sexuelles au sein de l'école ont été recensées dans une enquête (PDF) menée par la CGT, sous forme d'un questionnaire (PDF) envoyé au personnel et aux étudiants de l'établissement.
Le syndicat a analysé les 165 réponses obtenues, sur 3 000 étudiants et membres du personnel : 46% des femmes ayant répondu affirment avoir subi des discriminations sexistes, 25% disent avoir fait l'objet de blagues répétées à connotation sexuelle de la part de collègues ou de personnes extérieures, mais aussi de supérieurs hiérarchiques, et 15% déclarent avoir subi des agressions sexuelles. "Les faits se sont déroulés en grande majorité dans les locaux de l'ENS, mais aussi dans le cadre de missions et déplacements académiques, du trajet domicile-travail ou à l'extérieur", affirme la CGT.
Ces résultats ont été présentés à la présidence lors du Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du 5 février, dans un climat tendu. "Le président a minimisé notre enquête en affirmant qu'il fallait modérer nos propos", s'indigne Camille Borne, secrétaire CGT à l'ENS et mandatée au CHSCT. L'échange est devenu orageux lorsque les élus étudiants ont demandé à l'administration que les violences soient prises en compte lorsqu'elles ont lieu au sein des résidences étudiantes. "Le président a répondu avec un ton ironique, en disant que l'on pourrait aussi prendre des décisions contre les soirées trop arrosées", relate Camille Borne, ce que confirment les comptes-rendus de la réunion rédigés par la CGT et par les élu-es étudiant-es (PDF). "Elus comme syndicats, on a vécu ça comme une insulte", lâche la secrétaire CGT.
Onze signalements depuis septembre
La colère est d'autant plus grande que des victimes ont encore témoigné récemment. "Depuis janvier, on a eu quatre signalements pour des faits de violences sexistes et sexuelles graves", détaille Roxane*, élue étudiante. Onze signalements ont été remontés, depuis septembre, aux élus étudiants et référents égalité. Des récits de "viol, menaces sur l'entourage des victimes, manipulation psychologique et agressions sexuelles", détaille Roxane à franceinfo. Seules deux victimes ont souhaité que les faits soient transmis à la présidence de l'ENS. Dans une école "où tout le monde se connaît", l'omerta règne.
"Il y a un syndrome du bon élève qui est terrible : on préfère sauver sa carrière que parler de ces affaires."
Raphaël, élu étudiant à l'ENS Lyonà franceinfo
Dans ce climat de crainte et de méfiance, les victimes n'osent que rarement témoigner, même après avoir quitté la prestigieuse école. Celles qui y parviennent accusent la présidence de ne pas prendre la mesure du problème. En septembre dernier, deux étudiantes assurent être allées voir la direction pour dénoncer des violences psychologiques, physiques et sexuelles de la part d'un autre étudiant. Aucune enquête n'aurait été diligentée dans les jours qui ont suivi et aucune procédure disciplinaire n'a été enclenchée, malgré au moins une plainte pénale déposée par l'une d'entre elles à l'encontre de l'étudiant. Mis au courant, les membres du CHSCT ont tenté, un mois plus tard, de faire pression en lançant une procédure pour danger grave et imminent (DGI), qui oblige l'administration à déclencher une enquête dans les 24 heures. Mais ni le CHSCT ni les victimes n'ont été informés de la suite donnée à cette alerte.
Dans la foulée, des mesures conservatoires ont été mises en place pour l'une des deux jeunes femmes (l'autre étant à l'étranger) pour éviter qu'elle ne croise celui qu'elle accuse. Des mesures pénalisantes, puisqu'à l'heure actuelle, elle ne peut plus aller en cours qu'une semaine sur deux, en alternance avec lui. A ce jour, aucune partie prenante n'a été informée du lancement d'une éventuelle procédure disciplinaire à l'encontre de l'étudiant. Contactée par franceinfo, la direction confirme avoir reçu un signalement, mais refuse de s'exprimer sur cette affaire, ni sur "aucun cas individuel".
Une autre affaire rapportée à franceinfo concerne un étudiant ayant intégré l'ENS en septembre 2019. Selon nos informations, deux plaintes pour viol avaient été déposées contre lui – par des étudiantes extérieures à l'ENS – l'année précédente. Plusieurs témoins assurent que la direction a été alertée, notamment par une étudiante, Léna*, qui s'est retrouvée en colocation avec lui. En effet, les étudiants primo-arrivants à l'ENS ne choisissent pas avec qui ils cohabitent dans les résidences : c'est l'école qui décide à la rentrée.
Dès le début de la colocation, Léna a découvert l'existence de ces plaintes qui l'ont mise "très mal à l'aise". Elle assure avoir demandé à changer de chambre. Mais l'administration n'aurait "pas pris l'information au sérieux", refusant de lui attribuer une nouvelle colocation. "L'école aurait simplement pu faire quelques rapides recherches pour voir qu'il y avait deux plaintes contre lui et que la demande de l'étudiante était légitime", pointe une camarade qui a suivi l'affaire. Selon nos informations, la direction a, par la suite, été contactée par la police qui l'a officiellement informée des plaintes déposées contre l'étudiant. Il n'aurait toutefois jamais été proposé à Léna de changer de chambre. La jeune femme explique avoir passé l'année à "éviter" son colocataire, s'enfermant "dans sa chambre à clé", dans la peur constante qu'il ne s'en prenne à elle, ce qu'il n'a jamais fait. A notre connaissance, aucun fait d'agression le mettant en cause n'a été signalé sur le campus. Sur cette affaire aussi, la direction a refusé de répondre aux questions de franceinfo.
Les procédures disciplinaires "mises sous le tapis"
Ces deux affaires illustrent le manque de clarté des procédures en cas de signalement à la direction. Ainsi, il n'existe toujours pas de cellule traitant des questions de harcèlement et des violences sexistes et sexuelles au sein de l'ENS Lyon. "On est un des très rares établissements à ne pas en avoir", déplorent les élus. Dans le sillage du mouvement #Metoo en 2017, la ministre de l'Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, avait pourtant annoncé que toutes les universités et grandes écoles devaient s'en doter dès la rentrée de septembre 2018. En octobre 2019, "95% des universités" disposaient ainsi "d'une cellule d'écoute, de prévention et de traitement des violences sexistes et sexuelles", selon les chiffres du ministère de l'Enseignement supérieur.
Interrogé par franceinfo, le président de l'ENS Lyon explique travailler à la mise en place d'un "dispositif susceptible de prendre en charge l'écoute des victimes de toute forme de discrimination, incluant les violences sexistes et sexuelles", précisant qu'une "cellule provisoire sera mise en place dès ce mois-ci [mars]". Jean-François Pinton ajoute que "des réflexions" ont eu lieu pour "formaliser une procédure dans le cadre d'une précédente Commission égalité. Malheureusement, elles n'ont pas abouti, en raison de divergences d'appréciation sur les rôles respectifs du CHSCT et de cette commission."
Elus, syndicats et associations déplorent l'opacité générale de la direction sur ces dossiers. "On a eu plusieurs cas où la direction nous a dit qu'elle n'ouvrait pas d'enquête administrative car la victime ne souhaitait pas communiquer les pièces de son dossier. Mais l'enquête interne n'engage pas la victime : c'est une obligation de l'établissement", assène Paul, un autre élu étudiant. Selon la circulaire n° 2015-193 du 25 novembre 2015, lorsque des faits susceptibles de relever de violences sexuelles parviennent à l'administration, celle-ci est tenue d'apporter une réponse. Il est ainsi "fortement recommandé de diligenter une enquête interne permettant d'établir l'exactitude des faits (auditions, confrontations)". Cette enquête vise à évaluer la nature des faits, prendre des mesures conservatoires et, éventuellement, aboutir à une procédure disciplinaire, si les faits sont suffisamment étayés.
Or, là encore, ça coince. Les procédures disciplinaires "sont systématiquement mises sous le tapis", affirme une membre du CHSCT, qui souhaite rester anonyme. Impossible de savoir combien de commissions disciplinaires ont été menées ces dernières années à l'ENS Lyon : la direction déclare à franceinfo qu'elle "ne communique pas sur les différents sujets des conseils de discipline". "Personne n'est tenu au courant de rien, s'agace Paul. Quand on leur demande des nouvelles, à chaque fois, c'est la même réponse : 'Les dossiers sont en cours d'instruction'. Ça ne veut strictement rien dire."
"L'administration fait peser cette charge mentale sur les étudiants"
Ce flou conduit les victimes à se tourner presque toujours vers les élus étudiants. Ces derniers ne sont pourtant pas formés à recueillir les récits de harcèlement ou de violences sexuelles. "On ne connaît rien sur l'écoute ni sur les procédures. On apprend sur le tas, avec notre expérience personnelle", raconte l'un d'eux, qui "demande des formations depuis des mois", sans les obtenir. Un de ses camarades ajoute que l'administration répond "systématiquement" aux élus étudiants que "ce n'est pas à [eux] de prendre le témoignage des victimes, c'est au service de santé". "Sauf qu'en attendant, c'est nous qu'elles viennent voir !" ajoute-t-il.
"Le premier témoignage que j'ai entendu, il m'a fallu deux jours pour m'en remettre."
Roxane, élue étudianteà franceinfo
Pour Raphaël, "l'administration fait peser la charge mentale des témoignages sur les étudiants". Face à des plaignantes "qui vont très mal", les élus étudiants "souffrent" aussi. Ils assurent qu'ils peuvent recevoir une cinquantaine de mails en une seule journée, notamment lorsqu'ils sont impliqués dans une enquête avec le CHSCT. "Pendant dix jours, on ne fait que ça. On n'a pas de dispense de scolarité, pas d'accompagnement en retour. C'est très pesant", explique Paul.
Les deux référents égalité de l'ENS Lyon, deux enseignants, font aussi partie des premiers interlocuteurs sollicités par les étudiants : sur les onze signalements recueillis depuis l'automne, cinq ont été adressés à cette cellule, dont le rôle est vaste. Ils sont chargés de recueillir "la parole des membres de l'ENS au sujet des discriminations, quelles qu'elles soient", résume Yan Li-Le Dantec, professeur d'anglais, référent depuis septembre 2020. Il doit donc traiter "des problèmes de racisme, d'antisémitisme, de validisme et de violences sexuelles", sans avoir été formé à ces sujets. Yan Li-Le Dantec n'a ni fonds alloués, ni décharge horaire pour cette fonction, qu'il occupe sur son temps libre.
Le reste du personnel de l'école manque aussi de formation sur ces sujets, ce qui a pu engendrer des situations regrettables quand des victimes se sont tournées vers leurs profs, selon les élus étudiants.
"Des victimes ont été accueillies par des : 'Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?' ou 'Moi, je ne peux rien faire'. C'est très destructeur."
Raphaël, élu étudiantà franceinfo
Même les personnes de bonne volonté peuvent commettre des erreurs. "En voulant bien faire, une enseignante qui avait reçu des signalements a informé un agresseur présumé d'une procédure interne en cours contre lui", divulguant ainsi un renseignement qui aurait dû rester confidentiel.
Une journée de sensibilisation aux violences sexistes et sexuelles a été organisée pour la première fois en septembre 2020, à destination des nouvelles promotions. "Un grand succès, selon Camille Borne, de la CGT, plusieurs associations étaient présentes et l'amphi était plein." La direction de l'école précise à franceinfo que "cette formation a été financée et intégrée au programme de rentrée et [que] sa communication en a été assurée à la fois par les élus étudiants et l'ENS de Lyon". Camille Borne assure toutefois que les organisateurs ont eu des difficultés à obtenir une salle pour l'événement. Une élue commente, sibylline : "On ne nous a pas facilité la tâche."
Finalement, nombre de nos interlocuteurs estiment que la meilleure protection réside dans des mesures informelles, qui peuvent être mises en place entre étudiants. "On se donne le mot, on se met au courant les uns les autres sur les personnes dangereuses. Les étudiants demandent à changer de TD s'ils ont un problème avec un enseignant", explique une membre du CHSCT, tout en concédant que "ce n'est pas acceptable". Pour Yan Li-Le Dantec, "il faut mettre des chiffres sur ce qui se passe dans l'école chaque année". Des chiffres que l'école détient en partie, à travers les signalements qu'elle reçoit. Camille Borne assure que la CGT demande à avoir un regard "sur les procédures en cours et les décisions prises à chaque CHSCT", en vain. Pour Yan Li-Le Dantec, ce serait pourtant le moyen de sortir "de l'angoisse et de la rumeur".
* Le prénom a été changé
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