: Témoignages "Les violences conjugales ne s'arrêtent pas à la séparation" : comment l'application TI3RS pourrait révolutionner la communication entre parents séparés

Article rédigé par Audrey Abraham
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
L'application TI3RS permet aux parents de communiquer de manière sécurisée malgré un contexte de violences conjugales. (STEPHANIE BERLU / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)
Victime de violences et de harcèlement de la part du père de ses enfants, Eva Ngalle 34 ans a lancé, en décembre 2023, une application pour permettre aux parents séparés de rester en contact de façon sécurisée, lorsque cela est nécessaire.

Violences conjugales et intrafamiliales, harcèlement et emprise ne s'arrêtent pas au moment de la séparation des parents. Les enfants deviennent, parfois, un moyen pour le conjoint violent de conserver la mainmise sur l'autre. Obligés de rester en contact pour organiser leur garde, les parents en arrivent alors souvent à des points de non-retour. Depuis décembre 2023, l'application TI3RS apparaît, comme son nom l'indique, tel un "tiers de confiance" pour leur permettre une communication sécurisée et confidentielle.

Modération des insultes, conservation de l'historique, création d'un nouveau numéro de téléphone, choix des horaires des notifications, accès à une aide juridique... TI3RS, imaginée par Eva Ngalle, permet une communication et des échanges maîtrisés entre ex-conjoints. L'application a été pensée conjointement par des victimes, des associations, des juristes et des commissariats. Ses utilisateurs assurent qu'elle a changé leur quotidien, comme Isabelle, 47 ans.

"Vous redevenez maître de la communication"

Mère de deux filles aujourd'hui âgées de 10 et 14 ans, elle s'est séparée de leur père en 2016. Un ex-conjoint violent qu'elle a eu la force de quitter, mais avec qui elle a dû rester en contact pour gérer la garde alternée. Très vite, les messages qu'elle reçoit ne concernent pas du tout leurs enfants. La femme confie alors a été "débordée par un nombre incroyable de messages en principe inutiles et toujours violents."

Après avoir bénéficié d'une mesure de protection pendant six mois, elle est de nouveau harcelée : "J'ai été immédiatement inondée de mails, de SMS, d'appels. J'ai mis des semaines à remonter la pente." Isabelle raconte à quel point cet épisode l'a détruite : "Ça s'est très mal terminé pour moi", dit-elle. Avant de confier : "Ça aurait pu encore plus mal se terminer. Ce sont des incitations au suicide."

Une spirale infernale "dont personne ne mesure les conséquences sur une vie", estime Isabelle, qui dénonce des pouvoirs publics pas suffisamment sensibilisés. "Il y a effectivement les violences conjugales, mais il y a l'après. Pour celles qui s'en sortent, pour celles qui ne sont pas assassinées, il y a la suite à gérer", précise-t-elle.

"L'enfant est la victime collatérale de la communication toxique qu'instaure le parent toxique."

Isabelle, utilisatrice de TI3RS

à franceinfo

Alors lorsqu'elle apprend que TI3RS est en phase de conception, elle se joint aux parents - souvent des mères - qui ont accompagné Eva Ngalle, la fondatrice de l'application, pour y aboutir. L'outil permet de reprendre un certain contrôle : "Vous redevenez maître de la communication. C'est vous qui décidez et c'est un contrôle sain. Ce n'est pas un contrôle qui met les enfants mal, ni votre ex-conjoint. Lui n'a pas besoin de télécharger quoi que ce soit. Et c'est très important, dans ce genre de contexte, de ne rien avoir à demander à l'autre." L'ex-conjoint n'a, effectivement, pas besoin d'être prévenu de l'utilisation de l'application.

"Tenir les choses à distance"

La possibilité de choisir le temps d'échanges et de réception des notifications est une avancée monumentale dans le quotidien d'une victime, explique Isabelle : "Si, par exemple, les messages sont trop fréquents, vous décidez quand les recevoir. Certaines ont besoin d'être accompagnées quand elles lisent les textos de leur ex-conjoint. Ça permet de vous mettre dans la meilleure situation possible. Ça ne vous tombe pas dessus de manière inopinée. Vous savez que vous allez mettre des heures, voire des jours, à redescendre alors, si ce jour-là, vous n'êtes pas dans une humeur ou dans un contexte approprié, vous pouvez choisir de ne pas recevoir de notifications."

Sa façon de communiquer, Isabelle explique qu'elle ne l'a pas modifiée : "Elle est factuelle, rare, souvent sur des faits. Typiquement, pour dire que les enfants ont telle sortie, tel jour... Mais le fait que l'application génère un nouveau numéro, ça brouille les repères. Il y a un phénomène de déstabilisation de l'autre conjoint et ça permet de tenir les choses à distance."

Un message indiquant "langage fleuri" remplace les insultes dans la conversation. (TI3RS / DR)

La fondatrice de TI3RS, Eva Ngalle s'est elle-même retrouvée dans une situation de rupture dans un contexte de violences conjugales. Après huit ans de violences, elle quitte le père de son fils : "Je pensais qu'en partant, tout allait s'arrêter, qu'il n'y aurait plus de violences, qu'on allait trouver une solution pour bien s'entendre, pour s'occuper de notre fils, même en étant séparés... Mais en fait, la violence a continué. Comme on n'habitait plus ensemble, ça passait par le téléphone. Je recevais beaucoup d'insultes, de menaces."

En garde alternée à ce moment-là, Eva Ngalle n'a pas d'autre choix que de maintenir le contact : "J'avais peur de chaque sonnerie de mon téléphone. À tout moment, je pensais que ça pouvait être lui." Son père endosse le rôle de tiers de confiance : "C'est lui qui a été victime de harcèlement, d'insultes, de menaces puisque c'était une personne qu'il pouvait atteindre. Et je me suis dit : 'Il y a forcément une autre solution, ce n’est pas possible que ce soit si compliqué.'"

Elle prend alors contact avec des associations, se renseigne auprès d'avocats et échange avec d'autres parents dans sa situation. "On était tous en train de bidouiller, d'essayer de trouver des solutions pour ne pas que ça nous affecte trop", note-t-elle.

"Il y a des applications dédiées aux violences directes pour se protéger, des boutons d'alertes, etc. Mais pour la communication au quotidien, il n'y avait pas d'outil dédié."

Eva Ngalle, fondatrice de TI3RS

à franceinfo

L'application n'a pas vocation à ne servir que dans des situations extrêmes : "Tout le monde peut l'utiliser du moment qu'il y a une situation de conflit où on est obligé de rester en contact. Il y a des séparations compliquées, des personnes qui n'arrivent plus à se parler, où il y a des mots violents..." Femmes et hommes peuvent s'inscrire. Il n'y a pas de critère de genre bien que, sur les près de 1 400 utilisateurs, 95% sont des femmes reconnaît Eva Ngalle : "Ça correspond aux proportions parmi les victimes de violences conjugales."

L'historique des conversations conservé

L'application modère également les insultes grâce à un filtre avec la mention "langage fleuri" pour éviter à la victime d'être confrontée à cette violence. Mais l'historique enregistre tous les échanges dans une version non censurée : c'est l'un des aspects fondamentaux de l'application en matière de preuve, notamment devant la justice ou à l'occasion d'un dépôt de plainte. Il suffit alors de télécharger cet historique : inutile de remonter dans la conversation, de conserver des captures d'écran et de constituer tout un tas de preuves...

Des efforts qui coûtent souvent beaucoup psychologiquement à la victime, assure Eva Ngalle : "Quand on reçoit 200 textos dans la journée, qu'on doit faire 200 captures d'écran pour aller porter plainte... Quand la police vous demande de remonter sur un an d'échanges et qu'il faut relire un an de conversation pour faire des captures d'écran, c'est vraiment très compliqué."

A 34 ans, Eva Ngalle travaille a étendre les fonctionnalités de son application TI3RS. (EVA NGALLE / DR)

Au moment de la conception de l'application, elle a consulté deux tribunaux, via leur cellule violences intrafamiliales, ainsi qu'une gendarmerie : "On a fait des modifications pour que l'exportation de l'historique puisse convenir pour la plainte. Quand j'ai présenté TI3RS à la gendarme de la Maison de la protection des familles, elle m'a dit : 'Mais c'est génial !' Parce que, pour eux aussi, c'est compliqué d'avoir des échanges complets. Parfois, on a le début mais pas la fin, les messages sont sortis de leur contexte."

"Avoir un document clair, ça arrange autant les personnes qui vont porter plainte que les personnes qui reçoivent les plaintes."

Eva Ngalle, fondatrice de TI3RS

à franceinfo

"Une façon, pour les auteurs, d'éviter la récidive"

D'abord conçue pour les victimes, l'application peut tout à fait être téléchargée par les auteurs de violences assure sa fondatrice : "Ça peut être une façon d'éviter la récidive, de se dire que les échanges sont enregistrés et qu'on fait attention à ne pas recommencer, pour ne pas aller en prison ni avoir d'autres sanctions. Si on ne s'occupe que des victimes, je ne pense pas que les choses vont changer." Eva Ngalle travaille ainsi en lien direct avec des associations qui accompagnent les auteurs de violences conjugales.

Nécessitant des financements pour être développée, l'application est pour l'instant disponible via un abonnement de 9,90 euros par mois. Des partenariats avec une trentaine d'associations, des départements et caisses d'allocations familiales, permettent aux bénéficiaires d'obtenir une inscription gratuite. Les entreprises peuvent également acheter des abonnements pour leurs salariés. L'objectif à court terme, assure Eva Ngalle, est de "rendre l'application gratuite pour tous afin qu'elle soit accessible au plus grand nombre." A l'international, l'entrepreneure a déjà été sollicitée par plusieurs pays, tels que la Suisse, la Belgique, le Luxembourg ou encore la Colombie.

"Les violences conjugales ne s'arrêtent pas à la séparation" - Reportage d'Audrey Abraham

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