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Enquête franceinfo Projet de loi immigration : comment la majorité fait pression sur les députés LR qui demandent des régularisations dans leur circonscription

Article rédigé par Margaux Duguet, Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Des députés interviennent parfois dans leur circonscription pour demander la régularisation de travailleurs sans-papiers. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Opposés au texte du gouvernement, notamment à l'article 3 sur les "métiers en tension", plusieurs parlementaires Les Républicains interviennent pourtant, dans les territoires où ils sont élus, en faveur d'étrangers souhaitant régulariser leur situation. Une pratique que le camp présidentiel entend dénoncer pour faire pression sur la droite.

Sous un beau soleil de fin d'été, les députés de la majorité présidentielle se sont donné rendez-vous, mi-septembre, pour un séminaire de rentrée, dans un petit village de Seine-et-Marne. Alors que les uns jouent au ping-pong, d'autres, plus studieux, enchaînent les conférences et les réunions de travail. Un cadre de la majorité se met un peu à l'écart. "Non, je ne vous donnerai pas les noms et le nombre, car c'est notre arme nucléaire", murmure-t-il.

Depuis plusieurs mois, le camp macroniste garde secrète une liste de noms de députés LR qui intercèdent auprès des préfectures pour favoriser la régularisation de personnes en situation irrégulière. Une pratique banale – les députés interviennent régulièrement auprès de nombreux organismes publics pour des personnes qui les sollicitent – mais qui prend un tout autre sens dans le contexte explosif du projet de loi immigration.

Le texte du gouvernement, dont le sort apparaît plus qu'incertain, arrive au Sénat lundi 6 novembre avant un examen à l'Assemblée nationale trois semaines plus tard. Et son article 3 cristallise depuis de nombreux mois les tensions entre Les Républicains et la majorité. Il prévoit la création d'une carte de séjour pour les métiers dits "en tension", valable un an, pour les étrangers sans-papiers employés dans des secteurs comme le BTP ou l'hôtellerie, en pénurie de main-d'œuvre. Si le projet de loi est adopté, le dispositif entrera en vigueur "à titre expérimental" jusqu'au 31 décembre 2026. Un bilan de cette mesure sera ensuite transmis au Parlement. Mais pour la droite, c'est non : la mesure conduirait, selon eux, à des régularisations massives de clandestins et à "un appel d'air". Les troupes de Bruno Retailleau, au Sénat, et d'Olivier Marleix, à l'Assemblée, brandissent même la menace d'une motion de censure.

"Ça concerne la moitié du groupe LR"

L'intransigeance des caciques de LR, sur qui la majorité comptait pourtant pour faire adopter ce projet de loi, agace dans les rangs macronistes. Ils sont ainsi plusieurs à dénoncer l'hypocrisie et les contradictions des élus de droite qui refusent catégoriquement cet article 3 alors même que, dans leur circonscription, ils solliciteraient l'intervention du préfet. "Le sujet est tabou chez les LR, mais ça concerne la moitié du groupe", assure un cadre de la majorité.

Si tout le monde a entendu parler de cette fameuse liste, peu l'ont consultée. "Je ne l'ai pas vue de mes yeux, mais ça fait partie de ces petites piques qu'utilise Darmanin sur les LR", confie un député Renaissance. "Le sujet est dans le coffre-fort de [Grégory] Canal [le conseiller parlementaire de Gérald Darmanin] et seuls lui et le ministre doivent y avoir accès", glisse un ex-conseiller parlementaire. Un influent député du parti présidentiel l'assure : "Bien sûr que Darmanin a la liste, mais il ne la révélera jamais. C'est simplement pour dire aux Français et à LR : 'Ne soyez pas dupes'".

Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, à l'Assemblée nationale, à Paris, le 18 octobre 2023. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)

Dans les rangs des Républicains, on s'insurge contre l'existence de cette liste et le comportement du ministre de l'Intérieur. "C'est petit. Qu'il la brandisse !", s'agace une députée LR, qui n'a "pas de problème" à raconter comment elle a aidé à faire renouveler le titre de séjour d'un cuisinier à la demande d'une restauratrice de sa circonscription. "Ce petit jeu de la majorité et de Gérald Darmanin de dire 'je vais sortir la liste dans la presse', c'est de la mesquinerie. C'est inélégant", dénonce Yannick Neuder. Le député LR de l'Isère assume "des prolongements de visa ou des demandes en règle, émanant de personnes qui étaient en situation régulière".

Un procédé "contraire à la Constitution"

Face à ce "petit jeu", Les Républicains ont adopté une double stratégie. D'abord, fustiger la méthode, qui serait contraire à la loi. "Les écrits d'un parlementaire sont protégés. Les révéler, c'est contraire à la Constitution", met en garde Ian Boucard, député du Territoire de Belfort. Olivier Marleix a même déclaré mardi 31 octobre en conférence de presse qu'il allait saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), ce qu'il a confirmé auprès de franceinfo. "Si le ministre de l'Intérieur a demandé aux préfets de lui faire remonter des informations sur les députés (...) et collecte ces données, c'est interdit par la loi", dénonce le patron des députés LR, pour qui il y a une véritable "affaire des fiches". "Non seulement il est hypocrite, mais en plus, il est couard, car il ne veut pas que ça se sache", réplique un influent député de Renaissance.

Contacté par franceinfo, le cabinet de Gérald Darmanin dément l'existence de tout "fichier" de députés LR. "Il est en revanche bien exact que les parlementaires de l'opposition demandent régulièrement des régularisations", nuance la même source. En creux, l'entourage du ministre confirme que Gérald Darmanin a bien connaissance des noms de ces élus. 

"Les interventions des parlementaires remontent toujours au ministère de l'Intérieur, ce n'est pas nouveau."

Le cabinet de Gérald Darmanin

à franceinfo

Gérald Darmanin lui-même n'hésite pas à évoquer cette situation sur des plateaux télé. "Vous savez, le nombre de personnes, y compris de parlementaires LR d'ailleurs, qui m'écrivent pour me dire : "J'ai besoin de régulariser ma nourrice...", a-t-il par exemple glissé sur BFMTV le 30 octobre. Bottant en touche lorsqu'on lui demande s'il va dévoiler la liste des députés LR concernés, le ministre dit seulement appeler "à la cohérence entre le discours public" de ces élus et "ce qu'ils écrivent".

"Pas d'interventions à tort et à travers"

Qu'en est-il dans les faits ? Sur les 61 députés LR contactés par franceinfo, une dizaine ont répondu et neuf d'entre eux reconnaissent avoir déjà intercédé auprès de la préfecture de leur circonscription. Mais, pour ces parlementaires, il n'y a pas de contradiction entre leurs demandes au niveau local et leur discours très hostile au projet de loi. "Ça n'a rien à voir, balaie Hubert Brigand. Qu'ils me disent ça, ils ne vont pas être déçus du voyage !", lance l'élu de Côte-d'Or à l'attention de la majorité. "La situation n'est pas antinomique : on est contre cet appel d'air que propose l'article 3", résume Yannick Neuder.

"La régularisation massive, c'est non. Au cas par cas, pourquoi pas." 

Yannick Neuder, député LR

à franceinfo

Tous les élus interrogés se targuent d'intervenir pour des cas précis. "Je ne veux pas faire d'interventions à tort et à travers, je regarde d'abord pour voir si c'est défendable", avance Hubert Brigand. "Ça permet parfois de garder une épicerie dans son village", abonde le député LR de Seine-et-Marne Jean-Louis Thiériot, qui dit être "intervenu pour des plongeurs dans la restauration".

Moins hostile au texte gouvernemental que ses camarades, Xavier Breton se souvient pour sa part avoir "fait un courrier d'intervention" pour le salarié sans-papiers d'une boulangerie de son territoire, dans l'Ain, sans que sa demande n'aboutisse. "Il y a des gens qui travaillent et qui ont de vraies bonnes raisons de rester en France", prolonge Ian Boucard, défavorable à l'article 3. Il se dit prêt, par exemple, à défendre le profil de "cette dame qui travaille dans une collectivité, en tant que femme de ménage. Elle est divorcée, son titre de séjour est arrivé à péremption."

Surnommé "Régulator", Olivier Marleix démine

Le patron des députés LR, Olivier Marleix, assume le fait de recourir lui-même à cette pratique. "Il m'arrive d'écrire au préfet pour faire appliquer la loi", a-t-il expliqué en conférence de presse. Ce qui fait dire à un député Renaissance : "Si Eric Dupond-Moretti, c'est 'Acquittator', Olivier Marleix, c'est 'Régulator'. C'est le plus concerné par ce sujet."

"Il est intervenu sur des dossiers différents de personnes résidant à Dreux, dans le sens d'une régularisation, présentes depuis plus de cinq ans en France", assure une source locale. "Il a déjà gagné, ça arrive, heureusement !", prolonge une autre.

Olivier Marleix, président du groupe Les Républicains à l'Assemblée nationale, le 14 février 2023. (XOSE BOUZAS / HANS LUCAS / AFP)

Interrogé sur franceinfo le 19 septembre, Olivier Marleix a reconnu être intervenu par exemple en faveur de médecins étrangers pour l'hôpital de sa circonscription. "Que les préfets puissent régler des situations montre à quel point l'article 3 est inutile", argue aujourd'hui l'élu d'Eure-et-Loir. "Nous sommes favorables au cas par cas que permet actuellement la loi", martèle-t-il. 

Face aux Républicains qui se défendent de tout double discours, les députés de la majorité continuent à dénoncer une hypocrisie. Pour eux, la droite a intérêt à ce que la loi ne change pas. "Ils veulent surtout pouvoir continuer à faire l'intermédiaire avec le préfet, afin que patrons et salariés de leurs circonscriptions leur soient redevables", raille un parlementaire macroniste.

Le danger du "fusil à un coup"

La pression de la majorité sur la droite peut-elle la forcer à être plus conciliante à propos de ce fameux article 3 ? Pour le gouvernement, la stratégie est risquée. Dégainer la liste serait comme "un fusil à un coup", image un député LR. "C'est totalement contre-productif. Ce chantage ne peut que faire enrager mes collègues les plus opposés au texte", abonde un autre.

Reste que la plupart des parlementaires de droite sont aujourd'hui opposés à la disposition telle qu'elle est actuellement présentée, avec une obligation de trois ans de présence en France et de huit mois d'activité sur les deux dernières années pour prétendre à un titre de séjour. "Pour moi, la liste n'est pas une arme nucléaire, dans le sens où LR ne voudra de toute façon pas un accord avec la majorité sur ce texte, soupire un stratège de la macronie. Ils jouent un cran au-dessus du Rassemblement national et veulent marquer une différence. Ce texte est mal barré depuis le début."

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