Immigration : "La loi était mal faite, donc le Conseil constitutionnel a censuré beaucoup", analyse un professeur de droit public

Près de la moitié des articles du texte ont été retoqués. Pour Bertrand-Léo Combrade, c'est la conséquence d'"un nombre exceptionnel de cavaliers législatifs", que la majorité et la droite ne pouvaient pas ignorer.
Article rédigé par Thibaud Le Meneec - propos recueillis par
France Télévisions
Publié
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Le hall du Conseil constitutionnel, à Paris, le 29 janvier 2023. (NICOLAS GUYONNET / HANS LUCAS / AFP)

En rendant leur décision sur le projet de loi immigration, jeudi 25 janvier, les Sages ont largement corrigé la copie votée par le Parlement, issue d'un compromis entre le camp présidentiel et la droite. Sur 86 articles, 35 ont été censurés partiellement ou totalement par le Conseil constitutionnel, et ne pourront donc pas figurer dans le texte qu'Emmanuel Macron aura à promulguer dans les prochains jours. Le chef de l'Etat a d'ailleurs demandé au ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, d'appliquer la loi "dans les meilleurs délais".

Bertrand-Léo Combrade décortique pour franceinfo cette décision attendue par l'ensemble des partis politiques, un mois après l'adoption mouvementée du texte au Parlement. Le professeur de droit public à l'université de Poitiers (Vienne) pointe une loi "mal écrite", issue d'un "coup de force politique".

Franceinfo : Est-il rare de voir 40% d'une loi censurée par le Conseil constitutionnel ?

Bertrand-Léo Combrade : Même si c'est déjà arrivé, c'est assez rare que le Conseil constitutionnel censure aussi massivement une loi. D'ordinaire, il est extrêmement mesuré dans ses censures. On ne l'a d'ailleurs jamais accusé d'en faire trop. En réalité, il craint plus que tout d'être considéré comme un gouvernant. Il est prudent, minutieux.

"Cette décision est assez hors du commun par la proportion des articles qui sont censurés."

Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public

à franceinfo

Mais elle n'est pas étonnante et était même attendue. Le Conseil constitutionnel est dans le prolongement de sa jurisprudence traditionnelle, dans sa position de prudence. Il était confronté à une loi qui était largement inconstitutionnelle, manifestement mal écrite.

Le Conseil constitutionnel a censuré beaucoup de cavaliers législatifs. De quoi s'agit-il ?

Ce sont des dispositions, adoptées par amendements, qui n'ont pas de lien avec le projet initial du gouvernement. Il y en a toujours dans un texte, mais il y en a un nombre exceptionnel dans cette loi.

Est-ce fréquent de voir autant de ces cavaliers législatifs censurés ?

Il est à peu près systématique que le Conseil constitutionnel déclare contraire à la Constitution des dispositions de la loi parce que ce sont des cavaliers. Il s'est passé beaucoup de choses en commission mixte paritaire, car elle est parvenue à un accord au prix de l'adoption d'un grand nombre d'amendements qui étaient des cavaliers législatifs.

Le gouvernement le savait, car il dispose d'un service juridique étoffé. Oui, il a eu une position critiquable en laissant adopter ces amendements, mais Les Républicains (LR) savaient très bien ce qu'ils faisaient. Pour moi, il y a une forme de compromis dilatoire entre la majorité et LR : chacun d'eux sait que ces amendements sont contraires à la Constitution, mais ils ont essayé de tirer parti de cette situation. Il y a un jeu un peu pervers, presque périlleux.

Est-il courant que des mesures censurées pour cette raison soient réintroduites via d'autres textes ?

Quand le Conseil constitutionnel censure une disposition de la loi au motif que c'est un cavalier, c'est une décision de procédure, mais on ne sait pas si [la disposition en question] contrevient ou pas à la Constitution. Le gouvernement ou la majorité peuvent la réintroduire dans un nouveau texte. Ce n'est pas si fréquent, moins pour des raisons juridiques que politiques : le gouvernement n'a pas forcément le temps et le calendrier adéquat pour déposer un nouveau texte. Dans les faits, il y a beaucoup de cavaliers qui ne se retrouvent jamais dans d'autres textes.

Maintenant, Emmanuel Macron a la tâche de promulguer officiellement cette loi. Est-il obligé de le faire ?

Pour la majorité des constitutionnalistes, la compétence du président est formelle : il promulgue la loi adoptée par le Parlement et ne peut pas refuser de le faire, parce qu'il n'a pas de compétence législative. A une seule reprise, un président de la République a promulgué une loi, mais a demandé de ne pas l'appliquer : c'était la loi sur le contrat première embauche (CPE), sous Jacques Chirac, en 2006.

Le Conseil constitutionnel a validé totalement ou partiellement dix articles et censuré 35 articles, mais il ne s'est pas prononcé sur 41 articles, car il n'en avait pas été saisi. Est-ce une solution pour les opposants de gauche, qui pourraient vouloir vider davantage le texte de sa substance ?

En France, il y a un contrôle de constitutionnalité a priori, avant promulgation de la loi. Il vient d'être rendu public. Ensuite, il n'y a plus de totem d'immunité : la loi n'a pas un brevet de constitutionnalité totale. Le Conseil constitutionnel n'a pas examiné minutieusement chaque article, par économie de moyens, par manque de temps.

"Les articles peuvent donc faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité a posteriori, via ce qu'on appelle une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)."

Bertrand-Léo Combrade, professeur de droit public

à franceinfo

En pratique, les dispositions de la loi vont être appliquées à des étrangers. Ces étrangers, dans le cadre d'un litige, pourront soulever une QPC. Peut-être que des articles seront déclarés contraires à la Constitution, à l'issue de la QPC. Ces contestations peuvent commencer en 2024.

Les opposants de droite font pression pour un nouveau texte immigration, ce qui semble exclu par le gouvernement. Peuvent-ils contester devant d'autres juridictions cette décision ?

Non, il n'y a aucun recours juridique ou juridictionnel s'agissant de dispositions déclarées contraires à la Constitution. Le seul élément que je vois [qui pourrait être porté] devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), ce serait d'invoquer le non-respect du droit à un procès équitable. Mais la CEDH reconnaît que les juridictions constitutionnelles ne sont pas des juridictions exactement comme les autres. Le fait que d'anciens responsables politiques aient pu siéger au Conseil constitutionnel, comme Alain Juppé ou Jacqueline Gourault, ne mettra pas du tout en péril la décision. La pression est donc purement politique. Réclamer une révision de la Constitution, c'est le programme des Républicains et du Rassemblement national, notamment.

Ce dernier n'a pas tardé à critiquer la décision du Conseil constitutionnel. Qu'en pensez-vous ?

Le Conseil constitutionnel n'a pas fendu l'armure, il a fait le même travail que d'habitude, mais la loi était mal faite, donc il censure beaucoup. Jordan Bardella évoque un "coup de force des juges" mais, pour moi, c'est disproportionné. Il s'agit plutôt d'un coup de force politique pour adopter une loi dont on savait que beaucoup de dispositions étaient manifestement inconstitutionnelles.

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