Projet de loi immigration : on vous explique pourquoi l'exécutif est accusé de se servir du Conseil constitutionnel pour détricoter le texte

Les Sages pourraient retoquer, jeudi, une partie du projet de loi adopté avec les voix de la droite et de l'extrême droite au Parlement. Une décision anticipée par le gouvernement lors des négociations avec Les Républicains, en décembre.
Article rédigé par Thibaud Le Meneec, Clément Parrot
France Télévisions
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L'entrée du Conseil constitutionnel, à Paris, le 22 janvier 2024. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Tous les regards sont braqués sur le Conseil constitutionnel. Saisi par les oppositions de gauche, par la présidente de l'Assemblée nationale et par le président de la République, les Sages doivent rendre, jeudi 25 janvier, leur avis sur la loi immigration, ce texte majeur de la fin d'année 2023 au Parlement. La probabilité qu'il ressorte intact de l'examen des Sages est faible : dès l'adoption tumultueuse du texte par les députés, le 19 décembre, le gouvernement disait s'attendre à ce que certains articles soient invalidés.

"Des mesures sont manifestement et clairement contraires à la Constitution", avait déclaré le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, depuis le Sénat, le jour même du vote. "Je pense qu'il y a des dispositions qui ne sont pas conformes à notre Constitution", a confirmé Emmanuel Macron le lendemain, dans "C à vous". Le même jour, sur France Inter, Elisabeth Borne, alors Première ministre, a renvoyé à la décision du Conseil constitutionnel l'avenir de certaines mesures, reconnaissant des "doutes" sur leur constitutionnalité. Elle a notamment pris pour exemple l'exigence de maîtrise d'un certain niveau de français pour bénéficier du regroupement familial.

"A la limite du respect"

Les exemples de points du texte susceptibles de ne passer le filtre du Conseil constitutionnel ne manquent pas : restriction du droit du sol, instauration de quotas migratoires votés par le Parlement, durcissement du regroupement familial... Au total, une "trentaine" de mesures pourraient être retoquées jeudi, estimait en décembre sur RTL le président Renaissance de la commission des lois, Sacha Houlié, qui a voté contre le texte issu du compromis entre son camp et Les Républicains.

Depuis le vote favorable des deux chambres et la saisine du Conseil constitutionnel par Emmanuel Macron, l'opposition de gauche s'insurge et les spécialistes s'interrogent : le chef de l'Etat et le gouvernement se reposent-ils sur l'institution, chargée de vérifier la conformité des lois avec la Constitution, pour endosser une décision politique que le Parlement n'a pas osé prendre ? C'est l'opinion de Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l'université d'Aix-Marseille, interrogé par franceinfo, qui regrette cette conception des institutions : "Ni les membres du gouvernement ni les parlementaires n'estiment avoir comme responsabilité de contrôler ou de s'assurer au préalable de la constitutionnalité d'une loi."

"Quel mépris pour la Constitution et pour leur propre rôle. On se réfugie derrière le paravent du Conseil constitutionnel pour protéger la Constitution."

Jean-François Kerléo, professeur de droit public

à franceinfo

"C'est un jeu à la limite du respect que l'on doit à cette institution", a également averti Jacques Toubon, ex-Défenseur des droits, dans les colonnes du Parisien. Le président du Conseil constitutionnel lui-même a mis en garde Emmanuel Macron sur cette stratégie : "Le Conseil constitutionnel n'est pas une chambre d'écho des tendances de l'opinion publique, il n'est pas non plus une chambre d'appel des choix de Parlement", a insisté Laurent Fabius en présentant ses vœux au chef de l'Etat, le 8 janvier.

Les conséquences de l'accord avec la droite

"A une époque, le gouvernement acceptait certains amendements non conformes à la Constitution pour faire plaisir à sa majorité. Là, fait nouveau, c'est pour faire plaisir à l'opposition, observe un ancien membre du Conseil constitutionnel. C'est une pratique peu glorieuse du gouvernement pour obtenir une majorité." C'est en effet pour glaner les précieuses voix des Républicains que le gouvernement est accusé d'avoir accepté des mesures qu'il savait condamnées. "En quelque sorte, le chef de l'Etat dénonce son alliance avec le groupe Les Républicains en dénonçant l'inconstitutionnalité d'un texte qu'il soumet au Conseil", analyse Anne-Charlène Bezzina, professeure de droit public à l'université de Rouen (Seine-Maritime).

Face à ces accusations, la majorité se défend de toute manœuvre. "La politique, ce n'est pas être juriste avant les juristes. La politique, [c'est] élaborer des normes et constater si elles sont ou pas, d'après nous, conformes", a évacué Gérald Darmanin le jour du vote. Le camp présidentiel n'a pris "aucun risque" et soulevé le problème de constitutionnalité dès le vote du texte, se défend le député Renaissance Ludovic Mendes. "On a été transparents avec Les Républicains. On a fait ce qu'on a pu, avec les moyens que l'on avait. Il fallait que le texte puisse atterrir", explique l'élu de la majorité.

La perspective d'une loi rendue "inefficace"

L'argumentaire peine à convaincre les oppositions. "Il est inacceptable que le gouvernement se permette de mettre des mesures anticonstitutionnelles en toute connaissance de cause. Là où c'est encore plus gênant, c'est que c'est sur demande du président de la République, garant de l'Etat de droit", dénonce Jérémie Iordanoff, député écologiste et membre de la commission des lois.

"Sciemment, Emmanuel Macron force sa majorité à voter un texte et à mener une négociation sur une base contraire à la Constitution."

Jérémie Iordanoff, député écologiste

à franceinfo

De l'autre côté de l'échiquier politique, les récriminations sont aussi nombreuses, mais de toute autre nature. "La question, c'est le rôle politique que l'exécutif veut faire porter au Conseil constitutionnel", pointe le député LR Ian Boucard. "Il y a aussi un risque pour la vitalité de notre vie démocratique si, à chaque fois que le Parlement vote une loi, le président tente de la détricoter en saisissant le Conseil constitutionnel." Les élus des Républicains défendent une révision de la Constitution pour restreindre l'immigration et éviter ces censures partielles. LR avait ainsi déposé l'an dernier une proposition de révision constitutionnelle afin de permettre à la France de déroger au droit européen en matière d’immigration.

Du côté du Rassemblement national, il s'agit d'une position défendue de longue date. "On a prévenu qu'on allait voter [la loi immigration], car il y avait des petits pas, mais que sans réforme constitutionnelle, il y aurait un contrôle de constitutionnalité qui mènerait à l'échec", confirme Thomas Ménagé, député RN. "Avec cette stratégie du gouvernement, il y a un vrai risque de déception pour les Français." Chez LR, on s'estime déjà gagnants. "Quoi qu'il arrive, avec le texte qui sortira du Conseil constitutionnel, on sera plus proches de nos positions qu'avec la première mouture du texte, ne serait-ce qu'en raison de la réécriture de l'article 3 [sur les métiers en tension]", pronostique Ian Boucard. "Ensuite, c'est sûr que si trop de dispositions sont censurées, il y a le risque de se retrouver avec une loi inefficace."

Dans l'attente de la décision des Sages, la majorité veut se montrer sereine et préfère insister sur la convergence des lignes entre LR et le RN lors de cette séquence immigration. "Il faut démontrer qu'il n'y a aujourd'hui plus qu'une feuille de papier à cigarettes entre les deux", glisse le député Renaissance Ludovic Mendes. Quoi qu'il arrive, la décision du Conseil constitutionnel ne signera pas la fin des débats, puisqu'une éventuelle réforme de l'aide médicale d'Etat, exclue du projet de loi immigration, avait été promise pour le début de l'année par Elisabeth Borne.

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