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Accusations d'islamophobie : on vous explique la polémique à Sciences Po Grenoble

A l'Institut d'études politiques de Grenoble (Isère), deux professeurs ont été nommément accusés d'islamophobie, via un affichage dans les locaux. Pris en photo et relayé, notamment par le syndicat étudiant Unef, cet affichage a circulé sur les réseaux sociaux. Une enquête est ouverte.

Article rédigé par franceinfo
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Publié Mis à jour
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Les locaux de Sciences Po Grenoble (Isère), photographiés le 11 avril 2020. (GUIZIOU FRANCK / HEMIS.FR / AFP)

Tempête à Sciences Po Grenoble. Depuis le jeudi 4 mars, l'Institut d'études politiques (IEP) de la ville iséroise est secoué par des accusations d'islamophobie lancées contre deux professeurs par le biais d'un affichage sauvage.

Franceinfo vous explique cette affaire, qui fait désormais l'objet d'une enquête judiciaire.

Que s'est-il passé ?

L'affaire s'est nouée jeudi 4 mars, quand des étudiants ont placardé à l'entrée de l'institution des affichettes indiquant : "Des fascistes dans nos amphis. L'islamophobie tue". Le tout accompagné du nom de deux professeurs, Klaus Kinzer et Vincent T.*, et relayé en photo par des syndicats d'étudiants sur les réseaux sociaux, notamment la section locale de l'Unef. Selon l'AFP, cet affichage est le dernier épisode d'une polémique autour d'un cours sur l'islam en France et de la préparation d'une Semaine pour l'égalité et contre les discriminations.

Un cours intitulé "Islam et musulmans dans la France contemporaine", dont le professeur en charge, Vincent T., est visé par l'affichage sauvage, est dans le collimateur de l'Union syndicale Sciences Po Grenoble (US) – le premier syndicat étudiant de l'IEP. Dans un appel sur Facebook le 22 février, le syndicat avait demandé des témoignages d'étudiants sur d'éventuels "propos problématiques" qui y auraient été tenus, sans nommer l'enseignant.

L'US expliquait notamment qu'elle souhaitait faire "retirer" cet enseignement "des maquettes pédagogiques pour l'année prochaine si, lors de ce cours, des propos islamophobes y étaient dispensés comme scientifiques". En réaction, le maître de conférence avait, dans un courriel, demandé aux étudiants appartenant au syndicat "de quitter immédiatement [ses] cours et de ne jamais y remettre les pieds". Une injonction qui avait fait l'objet quelques jours plus tard d'une plainte pour "discrimination syndicale", classée sans suite depuis.

Le deuxième professeur visé par le collage est Klaus Kinzer, un professeur d'allemand qui enseigne à l'IEP depuis vingt-cinq ans. La polémique le concernant serait née fin novembre après un groupe de travail informel constitué d'enseignants et d'étudiants, pour préparer la Semaine pour l'égalité et contre les discriminations. "J'ai dit très clairement que je n'aimais pas qu'on organise dans un même intitulé une journée consacrée au racisme, à l'antisémitisme et à l'islamophobie. Cela m'a choqué. C'est un non-sens de mon point de vue, mais on peut avoir un autre avis. Mais le fait de remettre en question cet intitulé a provoqué une blessure chez les étudiants", a-t-il expliqué à France 3 Alpes.

Comment ont réagi les professeurs visés et la direction de l'école ?

Contacté par France Bleu Isère, le premier professeur, Vincent T., n'a pas souhaité s'exprimer. Son avocat, Eric Le Gulludec, a regretté auprès de l'AFP "un appel à la délation", avec pour conséquence "une situation de danger grave et imminent". Le second enseignant, Klaus Kinzer, a lui dénoncé cette affiche auprès de la station de radio locale : "Il y a encore un ou deux ans, on pouvait discuter. Moi, je suis plutôt libéral. On n'était pas d'accord, mais cela n'allait pas plus loin. Aujourd'hui, la liberté d'expression n'existe plus à Sciences Po. Quand on dit un mot qui ne plaît pas, on vous intimide, voire on lance une cabale contre vous. Débattre de l'islam est devenu impossible, l'ambiance est délétère. Je pense à ce qui est arrivé à Samuel Paty", explique l'enseignant, actuellement en arrêt de travail en raison de cette affaire.

Samedi 6 mars, la direction de l'école a fait savoir à France Bleu Isère qu'elle qualifiait ces accusations contre les deux professeurs "d'abjectes et inacceptables, qu'elle les condamnait fermement". Deux jours plus tard, dans un communiqué, elle "condamne avec la plus grande fermeté" les accusations d'islamophobie et estime que le collage "met en danger l'ensemble de ses étudiants et personnels". Dans son communiqué, l'établissement rappelle son "attachement sans faille aux valeurs de dialogue, de bienveillance mutuelle et d'altérité" et assure que "garantir les libertés académiques est une exigence non négociable". Le rectorat a été prévenu et lundi 8 mars, une réunion de crise entre les professeurs doit avoir lieu à Sciences Po Grenoble.

Que répondent les syndicats étudiants impliqués ?

Le collage n'a pas été revendiqué. Interrogée par l'AFP, l'Union syndicale assure que son appel ne relève que "d'une habitude de sondages menés régulièrement auprès des étudiants" et dément la paternité de l'affichage sauvage. L'Unef, dont la branche grenobloise a aussi relayé ces affiches sur les réseaux sociaux, a reconnu dimanche une initiative "maladroite et dangereuse" dans un communiqué, réaffirmant "son opposition à toute haine, à tout lynchage public et son attachement à la liberté d'expression".

Dans un autre communiqué, l'antenne locale du syndicat s'est expliquée. "A Sciences Po Grenoble, des propos que nous considérons islamophobes, racistes et réactionnaires ont été tenus par des enseignants. Et il est de notre devoir de les dénoncer", estime le syndicat, citant un courriel où l'un des enseignants reproche aux musulmans de ne pas sortir dans la rue "immédiatement, après chaque attentat" pour le condamner.

L'Unef Grenoble explique avoir retiré la photo du collage qui visait nommément les deux enseignants. "Nous avons entendu l'émoi suscité chez eux et au-delà et nous ne voulions pas ajouter de la confusion à notre refus du racisme contre les musulmans", précise le syndicat, dénonçant une "campagne haineuse" de l'extrême droite à son encontre. "Nous avons retiré cette photo, mais nous ne retirons pas notre condamnation aux propos islamophobes et à la discrimination face aux études pour appartenance syndicale", conclut le syndicat.

Lundi 8 mars, la présidente de l'Unef au niveau national, Mélanie Luce, a estimé, sur BFMTV que "ce ne sont en aucun cas des méthodes appropriées d’afficher des noms. C’est un affichage qu’on ne soutient pas, car cela ne correspond pas à nos méthodes et cela comporte un risque de vindicte sur les professeurs."

Dans la soirée, plusieurs organisations syndicales, de professeurs et d'étudiants, ont publié un communiqué commun pour défendre "la liberté académique" et "les libertés syndicales". Selon ce texte, les deux professeurs visés par le collage ont contesté "au nom d'opinions personnelles" la "légitimité et les travaux scientifiques" d'une enseignante-chercheuse de Sciences Po dans le cadre du groupe de travail sur l'atelier "Racisme, islamophobie, antisémitisme". "Le racisme et l’islamophobie n’ont pas leur place, ni dans les établissements d’enseignement supérieur, ni dans la société, et qu’il est donc nécessaire de les étudier pour les déconstruire. Censurer ou laisser censurer de tels champs de recherche n’est pas acceptable", estiment-ils.

Quelles sont les réactions des autorités ?

Côté justice, le parquet de Grenoble a ouvert, dimanche 7 mars, une enquête pour "injure publique" et "dégradation" après le signalement effectué par la direction de l'IEP. "Traiter des gens de 'fasciste' est une injure (...). Il y a un vrai danger à ce que ces professeurs soient menacés et subissent des conséquences sous cette exposition-là", a expliqué à l'AFP le procureur de la République de Grenoble, Eric Vaillant.

Côté politique, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, a estimé, le 7 mars également, que "les menaces, les injures et les pressions n'ont pas leur place dans l'enseignement supérieur". Condamnant "fermement ces faits", elle a aussi annoncé son intention de diligenter "dans les meilleurs délais", et "en parallèle à l'enquête judiciaire", une mission de l'Inspection générale de l'Education "afin d'établir les responsabilités de chacun et de contribuer à rétablir la sérénité au sein" de l'établissement.

En déplacement à Gannat (Allier), le ministre de l'Intérieur a annoncé lundi que "des mesures de protection" avaient été "prises". "Je ne voudrais pas les détailler ici, ne serait-ce que parce qu'elles doivent être discrètes", a indiqué Gérald Darmanin à la presse. Ces mesures de protection sont en tout cas "susceptibles d'être renforcées". Si une évaluation de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste, "c'est-à-dire ceux qui évaluent les dangers qu'il y a sur les personnalités", "démontre qu'il y a un danger particulier", les deux enseignants "seront protégés par la police personnellement".

* Franceinfo a choisi de ne pas divulguer le nom de ce professeur qui n'a pas souhaité s'exprimer sur cette affaire.

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