: Témoignages "Il était plus simple d'avorter en secret" : de Malte à la Thaïlande, quand les femmes se heurtent aux entraves au droit à l'IVG
Une tendance à la libéralisation qui ne se vérifie pas partout. "Au cours des trente dernières années, soixante pays ont assoupli leurs lois sur l'avortement", constate le Center for Reproductive Rights, une organisation qui milite pour la défense des libertés reproductives. Pour autant, 40% des femmes en âge de se reproduire vivent dans des Etats où l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est interdite ou fortement limitée. Quatre pays, dont les Etats-Unis et la Pologne, sont même récemment revenus sur des droits acquis il y a plusieurs décennies. A l'occasion de la Journée mondiale pour le droit à l'avortement, jeudi 28 septembre, franceinfo a recueilli des témoignages de femmes, de militants ou de soignants qui illustrent ces entraves, dans sept pays du monde.
Au Salvador, elles sont "traitées comme des assassines"
Les douleurs et les saignements sont apparus sans raison, puis sa vision est devenue trouble. Xiomara se remémore sa chute dans sa maison et son réveil à l'hôpital, un policier à ses côtés. Enceinte sans le savoir à seulement 19 ans, la Salvadorienne a subi une fausse couche, mais la police l'a considérée comme une suspecte. "Mon compagnon m'a accusé d'avoir avorté, affirme-t-elle. C'est à ce moment-là que mon cauchemar a commencé." Sur la seule base de ces accusations, la jeune femme a ainsi été condamnée à dix puis trente ans de prison pour homicide aggravé.
"Le jour de ma condamnation, j'ai eu l'impression que le monde s'effondrait."
Xiomaraà franceinfo
A son arrivée en détention, isolée, elle a été "traitée comme une assassine", dormant à même le sol. Elle a vécu une décennie privée de liberté, jusqu'à sa libération en avril 2022 – le fruit de quatre ans de soutien du collectif. "Je ne pouvais pas y croire, cela me semblait impossible", confie Xiomara. "J'ai commencé à pleurer de joie."
Le Salvador est l'un des seize pays au monde à interdire totalement l'IVG, selon le Center for Reproductive Rights. Ce pays d'Amérique latine a encore durci sa législation sur l'avortement. "Selon la loi, l'IVG peut être punie de deux à huit ans de prison", précise Morena Herrera, présidente du Collectif citoyen pour la dépénalisation de l'avortement au Salvador. "Dans de nombreux cas, la justice utilise la qualification d'homicide aggravé, ce qui implique des condamnations de trente à cinquante ans." Les femmes ayant vécu des fausses couches et des urgences obstétricales ne sont pas épargnées. En quatorze ans, Morena Herrera et son équipe ont obtenu la libération de 72 femmes accusées d'avoir avorté.
Au Sénégal, elles avortent "dans des conditions déplorables"
Deux à trois fois par mois, le gynécologue Magatte Mbaye soigne les dégâts d'avortements secrets, réalisés "dans des situations déplorables". Il y a deux ans, une de ses patientes n'a pas survécu à une grave hémorragie. Une autre femme est morte à la suite de perforations utérines. "Elle était relativement jeune, entre 25 et 35 ans", se remémore le médecin, en lutte contre ceux qui mènent ces IVG clandestines.
"Le plus souvent, ce sont des complications hémorragiques ou infectieuses. J'ai tellement eu de complications majeures qui mènent à la perte de l'utérus, à la perte des patientes."
Magatte Mbaye, médecin sénégalaisà franceinfo
Au Sénégal, l'IVG est strictement interdite, même pour des victimes de viol ou d'inceste. Une seule exception persiste : le danger de mort pour la femme, mais avec l'accord de trois médecins. Des Sénégalaises n'ont d'autre option qu'un avortement caché, mettant leur vie en péril. Plus de la moitié des femmes concernées souffraient de complications en 2015, d'après une étude de l'Institut Guttmacher. "L'avortement [clandestin] est la cinquième cause de décès maternel. Il représente aussi la moitié des admissions aux urgences dans les maternités de référence", souligne Amy Sakho, membre de Planned Parenthood au Sénégal.
Car ces IVG sont souvent faites "avec des moyens rudimentaires", relève-t-elle. Des sondes urinaires et de perfusion, "de petits instruments volés à l'hôpital" ou encore le "bleu", un produit pour le linge bu pour avorter, énumère Magatte Mbaye. Régulièrement, les personnes pratiquant ces avortements "sont proches du milieu de la santé". Elles peuvent agir à domicile et sans stérilisation, laissant parfois des femmes "saigner ou avoir une infection chez elles". Les patientes arrivant à l'hôpital "sont des complications sévères, comme c'est interdit". Les autres continuent de se cacher.
A Malte, elles ne peuvent en parler "ni à leurs proches ni à leur médecin"
Nina* a éprouvé comme une sensation de surdité en entendant le diagnostic, au quatrième mois de sa grossesse. Son futur enfant souffrait de graves malformations. "J'ai demandé à mon médecin si le bébé allait mourir en moi et la réponse était oui", confie la professionnelle de santé maltaise. Au fil de ses recherches, la jeune femme a compris qu'une seule réponse s'imposait : l'interruption médicale de grossesse. Mais pas à Malte. L'archipel catholique est le seul Etat-membre de l'UE à interdire tout avortement. Une exception est proposée en cas de danger de mort pour la femme, mais uniquement avec l'aval de trois médecins.
"C'était affreux, dérangeant même. Aucun médecin ne m'a parlé d'interruption, ils m'ont dit de poursuivre ma grossesse."
Ninaà franceinfo
Avec l'aide d'associations pro-choix, Nina a pu quitter Malte pour mettre un terme à sa grossesse, au prix de plus de 3 000 euros, selon son récit. L'infirmière est revenue fin août de son séjour à l'étranger, "avec le sentiment d'un immense soulagement".
Isabel Stabile, seule gynécologue ouvertement pro-choix de Malte et membre de l'association Doctors for Choice, accompagne à distance des Maltaises avant, pendant et après leur avortement. Certaines femmes, à l'instar de Nina, ont les moyens d'être prises en charge à l'étranger, quand d'autres reçoivent des pilules abortives chez elles, dans le plus grand secret. "Dans une grande majorité des cas, les femmes font cela seules, souligne la gynécologue. Elles ne peuvent pas en parler ni à leurs médecins ni à leurs proches. C'est pour cela que nous sommes là."
Aux Etats-Unis, elles doivent "se rendre dans d'autres Etats"
Lisa a eu recours à une interruption médicale de grossesse en Caroline du Nord, fin juin. L'Américaine avait appris deux semaines auparavant que son fœtus souffrait d'une malformation cardiaque. "La vie, la qualité de vie de ce bébé et de notre famille était en danger", témoigne cette femme, déjà mère d'une petite fille. Sa grossesse a pris fin après vingt semaines et trois jours. "J'avais trois jours devant moi. En Caroline du Nord, les avortements étaient alors légaux jusqu'à vingt semaines et six jours... Je n'ai jamais ressenti un tel niveau d'anxiété dans ma vie."
La jeune s'engage dans une course contre la montre et parcourt près de 2 000 km pour avorter. Car dans l'Etat où Lisa vit – le Texas – l'avortement est presque entièrement interdit. Avec la révocation de l'arrêt Roe v. Wade et du droit constitutionnel à l'avortement, la plupart des Etats du sud-est du pays ont mis en place une interdiction totale, a minima quasi-totale, de l'IVG. La Caroline du Nord est devenue un refuge pour les femmes de la région.
"Devoir quitter mon Etat était l'une des pires choses pour moi. Je me sentais comme une criminelle, une fugitive. Dans l'avion vers la Caroline du Nord, je me souviens m'être dit : 'C'est quoi ce putain de monde dans lequel je vis ?'"
Lisaà franceinfo
En Caroline du Nord, "le nombre de patientes a considérablement augmenté, la complexité de leurs situations aussi", souligne Jonas Swartz, le gynécologue qui a pris en charge Lisa. Ce médecin pratique des IVG dans plusieurs cliniques. Entre un tiers et la moitié de sa patientèle a commencé à arriver d'autres Etats où l'avortement n'était plus un droit. Lisa avait les ressources pour effectuer ce voyage, mais d'autres patientes "dormaient dans leur voiture. Certaines n'avaient pas l'argent pour faire un plein d'essence et rentrer chez elles", raconte le médecin.
Lisa a pu avorter le 30 juin. Le lendemain, "la Caroline du Nord a changé sa loi sur l'IVG", relève-t-elle. Depuis le 1er juillet, toute IVG après 12 semaines de grossesse est interdite, sauf à de rares exceptions. Un rendez-vous en présentiel devient obligatoire au moins 72 heures avant l'IVG, "un fardeau supplémentaire" après des centaines de kilomètres parcourus, dénonce Jonas Swartz. "Des patientes vont peut-être devoir se rendre dans d'autres Etats. C'est frustrant, perturbant de devoir dire à quelqu'un : 'J'ai les compétences pour vous prodiguer ces soins, mais je n'ai pas le droit de le faire.'"
En Turquie, elles font face à "une pression politique et sociale"
"Il était plus simple d'avorter en secret." Lorsqu'Aylin* a découvert qu'elle était enceinte et que la grossesse n'était pas viable, en février 2021, elle a décidé de n'en parler qu'à son conjoint. "Je n'étais pas mariée et le sexe hors mariage est inacceptable dans ma famille, raconte cette habitante d'Istanbul, âgée de 32 ans. Je ne voulais pas non plus en parler à mes amis, de peur qu'ils me jugent : en Turquie, il y a une pression politique et sociale autour de l'IVG."
En théorie, la procédure est légale jusqu'à dix semaines. Mais "depuis 2012, le gouvernement a mis en place une politique [nataliste] qui rend l'avortement presque impossible dans les hôpitaux publics, où la procédure est gratuite", déplore Fidan*, gynécologue dans une clinique privée d'Istanbul. "Seuls 10 hôpitaux publics sur 295 réalisaient des IVG en 2020", rapporte Yonca Cingoz, coordinatrice de la Plateforme pour la santé et les droits sexuels et reproductifs (Cisu).
Dans un pays où la contraception est "peu disponible et très chère", les femmes sont donc contraintes de se rendre dans des établissements privés en cas de grossesse non désirée, poursuit-elle. Celles qui arrivent à avorter doivent débourser "10 000 à 20 000 livres" (350 à 700 euros) alors que "le salaire minimum en Turquie est de 11 500 livres" (presque 400 euros), note Yonca Cingoz.
"J'ai dû emprunter de l'argent pour payer l'intervention, que j'ai réglée en espèces. Je sais qu'il est légal d'avorter en Turquie, mais je ne voulais aucune trace de cette opération."
Aylinà franceinfo
La loi turque impose en outre aux femmes l'accord de leur mari pour avorter. "La plupart des établissements privés exigent que l'époux vienne donner son autorisation en personne, souligne Fidan, gynécologue. Pour les femmes victimes de violences conjugales ou en instance de divorce, cela peut mener à des situations très difficiles. Leurs maris peuvent les forcer à poursuivre leur grossesse."
En Italie, elles sont "privées de leur liberté de choisir"
Silvana Agatone travaille à Rome. Mais cette membre de l'association de gynécologues Laiga 194 "réalise beaucoup d'avortements sur des femmes venues du sud" du pays. Si l'IVG est légale depuis 1978 en Italie, les femmes s'y heurtent fréquemment aux objecteurs de conscience. Des soignants qui refusent de réaliser la procédure en raison de leurs convictions personnelles ou religieuses ou pour des considérations de carrière. "Pour savoir si un service fait des avortements, il faut passer des dizaines d'appels", rapporte Silvana Agatone. Dans certaines régions, "trouver un médecin ou un hôpital qui pratique des IVG" relève de la "chasse au trésor", confirme la gynécologue Marina Toschi.
La situation est également complexe pour les femmes nécessitant une interruption médicale de grossesse, lorsqu'on découvre des malformations fœtales après la limite légale de 90 jours. "Dans tous les hôpitaux où j'ai travaillé, j'étais la seule à pratiquer des avortements, témoigne Silvana Agatone. Quand je prenais des patientes pour des pathologies fœtales, les infirmiers refusaient de m'assister."
"Les médecins [objecteurs de conscience] n'ont pas envie de faire ce qu'ils considèrent comme une chose sale."
Silvana Agatone, gynécologue italienneà franceinfo
Pour lutter contre ces inégalités d'accès aux soins, Marina Toschi avait entrepris de faire cinq heures de route, deux fois par mois, pour réaliser des avortements dans une clinique des rives de l'Adriatique. "Nous étions trois médecins à aller dans la région des Marches pour garantir ce service, y compris pour des femmes approchant de la limite légale", explique la retraitée de 68 ans. Mais la clinique a perdu son agrément au début de l'année. "Dans plusieurs régions [dirigées par les conservateurs], le nombre de plannings familiaux diminue car on leur coupe les financements, déplore Marina Toschi. Si le droit à l'avortement existe dans la loi italienne, en pratique, certaines femmes sont privées de leur liberté de choisir."
En Thaïlande, elles doivent "emprunter de l'argent" pour avorter
Il y a trois mois, le collectif Tamtang a reçu l'appel à l'aide d'une femme enceinte cherchant à avorter en secret. "Son employeur a découvert qu'elle était enceinte, elle a perdu son travail", relate Nisarat Jongwisan, conseillère de ce groupe féministe aidant les Thaïlandaises dans leur accès à l'IVG. "Elle n'avait que 5 000 bahts (environ 130 euros), mais elle devait voyager du nord de la Thaïlande à Bangkok. Elle était à 20 semaines et le coût de l'IVG était de 13 000 bahts (environ 340 euros)." Seul l'appui financier de Tamtang lui a permis d'avorter.
En Thaïlande, l'interruption volontaire de grossesse est devenue légale jusqu'à 12 semaines en février 2021, puis, sous certaines conditions, jusqu'à 20 semaines en octobre 2022. Mais "des inégalités persistent", souligne Kritaya Archavanitkul, professeure à l'université Mahidol et coordinatrice du réseau Choices Network Thailand. "Il y a des services d'IVG dans 39 des 77 provinces thaïlandaises. Et nous avons découvert que beaucoup de ces services sont privés." Chonthita Kraisrikul, cheffe de projet au sein du collectif Tamtang, abonde : "A notre connaissance, très peu d'hôpitaux publics sont prêts à pratiquer des IVG."
"Le coût d'une IVG varie de 5 000 bahts ‒ 15 fois le salaire minimum journalier ‒ à 20 000 bahts. Des femmes pensent que c'est gratuit, mais ça ne l'est pas."
Chonthita Kraisrikul, militante thaïlandaiseà franceinfo
Selon Tamtang, 64% des personnes que le groupe accompagne ont un budget inférieur à 2 000 bahts. "Il est difficile pour elles d'emprunter de l'argent, elles doivent mentir", poursuit Nisarat Jongwisan. Le fonds géré par Tamtang est un soutien crucial pour ces femmes, mais "nous ne pouvons pas aider tout le monde", regrette Chonthita Kraisrikul.
* Le prénom a été modifié pour garantir l'anonymat de la personne interrogée.
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