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En Italie, l'avortement est un droit que les femmes exercent "au bon vouloir des médecins"

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8min
Une manifestation pour la défense du droit à l'avortement, le 28 septembre 2022, à Turin (Italie). (MAURO UJETTO / NURPHOTO / AFP)
Si l'IVG est légale depuis 1978 en Italie, les femmes s'y heurtent fréquemment à l'objection de conscience des praticiens. Ces derniers sont une majorité à refuser de réaliser la procédure.

"La loi italienne sur le droit à l'avortement est plutôt bien conçue. Le problème, c'est qu'elle n'est pas appliquée." En deux phrases, Irene Donadio, responsable du plaidoyer au sein de la branche européenne de la Fédération internationale du planning familial (IPPF-EN), résume les difficultés rencontrées par les Italiennes pour accéder à l'interruption volontaire de grossesse (IVG). Un processus qui relève plutôt du "chemin de croix", comme l'illustre le reportage d'"Envoyé spécial" diffusé sur France 2 jeudi 9 mars, au lendemain de la journée internationale des droits des femmes.

En Italie, le droit à l'avortement est protégé par la loi 194, adoptée en 1978. Ce texte autorise l'IVG jusqu'à 90 jours d'aménorrhée, soit un peu plus de douze semaines après les dernières règles. Un délai semblable à celui en vigueur dans la majorité des autres pays d'Europe. Mais "cette loi n'est pas parfaite", tempère Irene Donadio. Les femmes sont en effet obligées d'obtenir une attestation médicale, puis d'attendre sept jours de réflexion, avant de pouvoir réaliser la procédure. Ces contraintes sont pourtant jugées inutiles par l'Organisation mondiale de la Santé.

Deux gynécologues sur trois refusent la procédure

La principale entrave à l'IVG, ce sont les médecins italiens eux-mêmes. Une majorité refuse de réaliser des avortements, au titre de l'objection de conscience. Egalement garantie par la loi 194, cette mesure permet aux soignants de ne pas participer à la procédure en raison de leurs croyances personnelles ou religieuses. En 2020, 64,6% des gynécologues faisaient ce choix, selon les données les plus récentes du ministère de la Santé italien*.

Ce pourcentage est en légère baisse, après avoir avoisiné les 70% pendant une dizaine d'années. Chez les anesthésistes et le personnel non médical, présents lors des interventions par voie chirurgicale, le taux d'objecteurs est en revanche passé sous la barre des 50%.

"Les Italiennes pensent qu'elles ont le droit d'avorter, mais, le jour où elles en ont besoin, elles découvrent que c'est incroyablement difficile", commente Irene Donadio, de l'IPPF-EN. Ces obstacles ont déjà valu à l'Etat italien deux condamnations par Conseil de l'Europe, révèle le média spécialisé Euractiv. En 2016, l'instance a de nouveau rappelé à Rome son obligation de faire respecter la loi.

Sept ans plus tard, "selon la ville où l'on habite" en Italie, c'est toujours "la loterie", constate Irene Donadio. Car le taux de gynécologues objecteurs de conscience varie fortement d'une région à une autre. En 2020, il dépassait les 80% dans les Abruzzes ou en Sicile. Mais dans la Vallée d'Aoste, tout au nord du pays, il était de 25%. "La santé est une compétence régionale, et l'accès à l'IVG dépend donc de facteurs politiques", décrypte Marina Toschi, gynécologue et militante pro-avortement.

En théorie, la loi impose à tous les hôpitaux d'avoir un service offrant ces soins. Certains affichent pourtant un taux de 100% de médecins objecteurs. L'association Obiezione Respinta* ("Objection rejetée") et le projet Mai Dati* ("Jamais de données") ont entrepris de recenser ces établissements, pour éviter aux patientes de perdre du temps à contacter les services qui ne proposent pas la procédure. "Il n'y a pas de données publiques, précises, actualisées et facilement accessibles sur cette pratique", souligne la journaliste Sonia Montegiove, coautrice de Mai Dati. Or, disposer de cette information est "une condition essentielle pour améliorer l'accès à l'avortement", insiste-t-elle.

Objection de conscience et de convenance

Pour pallier les manques, Marina Toschi continue, à 68 ans, de réaliser des IVG dans les régions où l'avortement est le moins accessible. "La résistance s'opère à tous les niveaux : les directeurs d'hôpitaux n'organisent pas leurs services de façon à pouvoir proposer cette procédure ; les gynécologues refusent d'en faire ; d'autres ne veulent pas signer l'attestation initiale, alors qu'il s'agit uniquement de noter la volonté de la patiente d'interrompre sa grossesse...", liste cette soignante. "En Italie, l'avortement se fait au bon vouloir des médecins."

>> VIDEO. En Italie, de nombreux médecins refusent de pratiquer des IVG en évoquant leur clause de conscience

L'Association italienne des gynécologues et obstétriciens, citée par TV5 Monde, déclare "promouvoir le respect de la vie humaine dans son intégralité, de la conception jusqu'à la mort naturelle". Mais à en croire les collectifs féministes, cette situation ne résulte pas seulement d'un questionnement éthique. "Certains objecteurs de conscience s'inquiètent des conséquences sur leur carrière. Ils redoutent d'être stigmatisés par leurs collègues et privés de certaines opportunités professionnelles s'ils réalisent des IVG, détaille Irene Donadio, de l'IPPF-EN. En parallèle, ils auraient une charge de travail décuplée, tant le nombre de docteurs qui acceptent d'en faire est faible."

"L'influence sur la société de la religion, et notamment de l'Eglise catholique, participe aussi de cette situation."

Irene Donadio, responsable du plaidoyer à l'IPPF-EN

à franceinfo

En 2018, lors d'un discours prononcé au Vatican, le pape François avait ainsi comparé l'avortement au "recours à un tueur à gages". Ce poids du religieux a des conséquences sur la formation des médecins sur la santé reproductive, soutient Marina Toschi. "On peut faire cinq ans d'études de spécialisation en gynécologie et ne pas être capable de poser un stérilet, réaliser une interruption de grossesse ni savoir comment fonctionne la pilule abortive, s'alarme la spécialiste. C'est encore pire dans les universités catholiques, pourtant souvent considérées comme les meilleures."

"Un stress inutile et injuste"

Pour Marina Toschi, ce déficit de compétences explique en partie le faible recours à la pilule abortive. En 2020, 31,9% des IVG en Italie étaient réalisées par voie médicamenteuse, rapporte l'Institut national italien de la santé*. A titre de comparaison, en France, ce taux s'établissait à 72% la même année, selon le ministère de la Santé"Il y a eu des campagnes de désinformation affirmant que la pilule abortive était du 'poison'", alors que cette méthode est connue pour être sûre et efficace, pointe la gynécologue.

Autre obstacle : "la procédure est très lourde en Italie, alors qu'elle pourrait être réalisée à domicile dans la plupart des cas". En France, il est ainsi possible d'obtenir les pilules directement en pharmacie, sur prescription d'un médecin ou d'une sage-femme, rappelle l'Agence nationale de sécurité du médicament.

"Il faut quatre rendez-vous pour un avortement médicamenteux en Italie : un pour l'attestation, deux pour les prises du traitement et un de contrôle. Lorsque vous devez faire plusieurs heures de route pour trouver un hôpital qui accepte de vous prendre en charge, il est souvent plus simple de subir une unique intervention chirurgicale."

Marina Toschi, gynécologue italienne

à franceinfo

Toutes ces barrières ajoutent "un stress inutile et injuste aux femmes souhaitant mettre un terme à une grossesse", argue Irene Donadio. "Cela peut avoir des conséquences sur leur santé mentale et physique", poursuit la militante, qui note que "les ressortissantes étrangères, les personnes moins éduquées, en situation de précarité ou marginalisées sont encore plus affectées". 

L'objection de conscience peut avoir des répercussions encore plus graves. Irene Donadio rappelle ainsi le cas de Valentina Milluzzo, morte d'une septicémie en 2016, dans un hôpital de Sicile. Selon la famille de cette trentenaire, citée par La Reppublica*, le médecin a refusé de procéder à un avortement thérapeutique après la mort in utero de l'un de ses jumeaux.

Une banderole portant le slogan "Objection rejetée" est brandie lors d'une manifestation pour l'IVG à Rome (Italie), le 28 septembre 2022. (ALBERTO PIZZOLI / AFP)

"Evidemment, la situation est encore pire dans les pays où le droit à l'avortement est illégal, admet Irene Donadio. Mais il n'en demeure pas moins que les Italiennes qui veulent mettre un terme à leur grossesse sont bien souvent livrées à elles-mêmes." Il existe néanmoins une solution pour garantir l'accès à l'IVG, avance la responsable du plaidoyer de l'IPPF-EN. "Il faut que l'Etat fasse appliquer la loi."

Le reportage "Italie : IVG, le chemin de croix", réalisé par Anaïs Bard, Giona Messina et Gaëlle Pidoux, sera diffusé jeudi 9 mars dans "Envoyé spécial", sur France 2.

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