Qui sont les journalistes convoqués par les services de renseignement français ?
Ces quatre derniers mois, plusieurs journalistes ont reçu une convocation par la Direction générale de la sécurité intérieure. Ces procédures ont entraîné une avalanche de réactions de journalistes et de personnalités politiques, qui dénoncent une atteinte à la liberté d'informer.
"Vous avez raison, ça fait beaucoup." Sur France Inter, jeudi 23 mai, Nathalie Loiseau, la tête de liste LREM-MoDem pour les élections européennes, a assuré être alertée par la multiplication, ces dernières semaines, des convocations de journalistes par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). "On a un devoir de vigilance extrême sur la protection de la liberté de la presse, sur la protection des sources, et ce danger existe aujourd'hui clairement en Europe", a-t-elle ajouté.
Le même jour, c'est Louis Dreyfus, le président du directoire du Monde, qui a à son tour reçu une convocation. Franceinfo dresse la liste des journalistes interrogés au cours des derniers mois par les services de renseignement, ou en passe de l'être.
Geoffrey Livolsi, Mathias Destal et Michel Despratx
Pour quel média travaillent-ils ? Les trois hommes sont journalistes chez Disclose. Geoffrey Livolsi et Mathias Destal en sont les cofondateurs. Disclose se présente comme le "premier média d'investigation à but non lucratif". Michel Despratx, lui, est un de leurs collaborateurs.
Pourquoi sont-ils convoqués ? Le 14 mai, Geoffrey Livolsi et Mathias Destal ont été entendus pour leur enquête, réalisée conjointement avec la cellule investigation de Radio France, sur l'utilisation d'armes françaises au Yémen. Ces armes proviendraient de ventes par la France à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis et sont bien utilisées dans la guerre que mènent les deux pays au Yémen. Les deux journalistes sont notamment inquiétés par la justice pour avoir détenu puis publié des documents classifiés "confidentiel défense". Cette audition s'est tenue dans le cadre de l'enquête préliminaire ouverte en décembre 2018 et conduite sous l’autorité de la "section terrorisme et atteinte à la sûreté nationale" du parquet de Paris.
Les journalistes ont été reçus au 4e sous-sol de la DGSI, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), dans des salles séparées, en compagnie de leurs avocats. Les enquêteurs de la DGSI avaient préparé sept pages de questions, relate franceinfo. L'audition n'a duré qu'une heure, les journalistes refusant de répondre à l'interrogatoire.
Quant à Michel Despratx, il a appris sa convocation mercredi 22 mai, lui aussi pour "compromission du secret de la défense nationale", signale Le Monde. Il sera entendu le 28 mai.
Quelles ont été les réactions ? "C'est une volonté claire de nous fragiliser dans notre travail de journaliste et nous intimider pour la suite", a commenté Mathias Destal auprès de franceinfo. Pendant l'interrogatoire, "toutes les questions ont tourné autour de la publication, a remarqué Virginie Marquet, une de leurs avocats. Les enquêteurs ont demandé qui leur avait fourni les documents et par quel moyen. Poser la question est, en soi, une tentative d’atteinte au secret des sources." Selon Geoffrey Livolsi, les autorités cherchent à envoyer un message "en direction des sources des journalistes et qui est de dire : 'où que vous soyez, on va vous poursuivre'", a-t-il dénoncé sur Loopsider.
« Le message envoyé aux sources c'est "où que vous soyez, on vous trouvera" »
— Loopsider (@Loopsidernews) 15 mai 2019
Pour avoir révélé que des armes vendues par la France étaient utilisées par l'Arabie saoudite au Yémen, @GeoffreyLivolsi a été arrêté par la DGSI. Il dénonce une atteinte à la liberté de la presse. pic.twitter.com/vU8YcIiXdE
Benoît Collombat
Pour quel média travaille-t-il ? Benoît Collombat est journaliste à la cellule investigation de Radio France.
Pourquoi a-t-il été convoqué ? Benoît Collombat a été entendu dans les locaux de la DGSI le 15 mai pour l'enquête, réalisée conjointement avec Disclose, sur l'utilisation des armes françaises au Yémen. Comme pour Geoffrey Livolsi et Mathias Destal, l'audition a duré "un petit peu moins d'une heure", détaille-t-il à franceinfo. Il n'a pas répondu aux questions, invoquant le secret et la protection des sources.
Audition des journalistes sur l'affaire des armes françaises au Yémen : "C'est une manière de nous intimider", affirme le journaliste Benoît Collombathttps://t.co/kgJEeCRz1v pic.twitter.com/QWDgizmFAr
— franceinfo (@franceinfo) 15 mai 2019
Quelles ont été les réactions ? L'audition de Benoît Collombat était orientée autour de ses sources. En guise de réponse, il a simplement fait une déclaration aux enquêteurs dans laquelle il indique que l'enquête réalisée était un sujet "d'intérêt public majeur". Ce qu'a confirmé Jacques Monin, le directeur de la cellule investigation de Radio France, à franceinfo : "On a clairement compromis le secret défense et on l’assume car on estimait que c’était d’utilité publique."
Mais, d'après Benoît Collombat, "à aucun moment [n'ont été] mis, par les informations que nous avons publiées, en danger des agents français sur le terrain ou des opérations militaires françaises". Selon lui, cette procédure vise à faire "pression sur le travail journalistique".
Valentine Oberti et deux membres de son équipe
Pour quel média travaille-t-elle ? Valentine Oberti est journaliste pour l'émission "Quotidien", diffusée sur TMC. Son ingénieur du son et sa journaliste reporter d'images ont également été convoqués, mais pas le même jour.
Pourquoi a-t-elle été convoquée ? Comme elle l'a affirmé sur le plateau de l'émission mercredi 22 mai, elle a été auditionnée le 15 février dans les locaux de la DGSI pour "compromission du secret de la défense nationale". Elle et son équipe enquêtaient sur les ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. Elle avait voulu confronter la ministre des Armées, Florence Parly, aux informations qu'elle avait recueillies, mais celle-ci avait esquivé ses questions. Immédiatement après, selon la journaliste, une information judiciaire avait été ouverte. Lors de son audition à Levallois-Perret, Valentine Oberti était accompagnée de son avocat et a elle aussi gardé le silence.
Convocations à la DGSI : il y a 2 mois, @ValentineOberti était convoquée. Elle enquêtait sur les ventes d’armes françaises à l'Arabie Saoudite.
— Quotidien (@Qofficiel) 22 mai 2019
Un journaliste ne dévoile JAMAIS ses sources. C'est un fondement du métier. Et NORMALEMENT c'est garanti par la loi.#Quotidien pic.twitter.com/7nlb6lkYJn
Quelles ont été les réactions ? "Un journaliste ne dévoile jamais ses sources, [c'est] un fondement de notre métier garanti par la loi", a rappelé Valentine Oberti. Pour elle, cette procédure judiciaire est une "intimidation" et n'a qu'un objectif, "c'est de trouver [nos] sources, ce que nous ne permettrons pas". Elle défend le droit à l'information et se demande "s'il y a des sujets sur lesquels les journalistes n'ont plus le droit d'enquêter".
Ariane Chemin et Louis Dreyfus
Pour quel média travaillent-ils ? Ariane Chemin est journaliste au Monde. Elle a coécrit plusieurs livres, notamment sur Ségolène Royal (La Femme fatale, Albin Michel, 2007), le couple Strauss-Kahn (Les Strauss-Kahn, Albin Michel, 2012) ou encore la ville de Trappes (Yvelines), La Communauté (Albin Michel, 2018). Louis Dreyfus, lui, est le président du directoire du journal.
Pourquoi sont-ils convoqués ? Contrairement aux journalistes cités ci-dessus, Ariane Chemin n'a pas été convoquée pour une enquête sur les armes françaises au Yémen. Elle va être entendue, le 29 mai, à la section des atteintes au secret de la défense nationale de la DGSI, pour avoir travaillé sur l'affaire Benalla.
Cet interrogatoire entre dans le cadre d'une enquête ouverte pour "révélation de l'identité d'un membre des unités des forces spéciales". La DGSI vise notamment les informations publiées par Le Monde au sujet "d'un sous-officier de l'armée de l'air, Chokri Wakrim, compagnon de l'ex-cheffe de la sécurité de Matignon, Marie-Elodie Poitout", précise le quotidien, qui affirme maintenir ses informations. Louis Dreyfus l'accompagnera pour le même motif.
Quelles ont été les réactions ? Après l'annonce de la convocation d'Ariane Chemin, Le Monde a publié un communiqué dans lequel il exprime son inquiétude. "L'intérêt public suppose de pouvoir enquêter sur les entourages et les liens entretenus par des collaborateurs de l'Elysée ou de Matignon, quels que soient leurs parcours antérieurs", écrit Luc Bronner, le directeur de la rédaction.
Jeudi, sur Europe 1, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, a affirmé qu'on ne pouvait "pas dévoiler l'identité d'un agent qui appartient aux forces spéciales". L'article de la journaliste ayant "conduit à une plainte d'une personne, manifestement un agent des services extérieurs", Sibeth Ndiaye a jugé que dans ce cadre, "il est normal qu'en tant que justiciable madame Chemin soit entendue dans cette affaire-là".
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