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Justice : des experts psychiatres et psychologues mieux payés par la justice mais toujours aussi peu nombreux

Article rédigé par Clémentine Vergnaud
Radio France
Publié
Temps de lecture : 15min
Le nombre d'experts psychiatres et psychologues qui interviennent dans les affaires judiciaires est en baisse constante. (STEPHANIE BERLU / RADIO FRANCE)

Malgré une revalorisation des sommes versées aux psychologues et psychiatres qui réalisent des expertises dans le cadre d'affaires judiciaires, ceux-ci sont toujours aussi peu nombreux. Professionnels et magistrats réclament une réforme de fond.  

Nordahl Lelandais a été condamné, vendredi 18 février, à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une peine de sûreté de 22 ans pour l'enlèvement, la séquestration et le meurtre de Maëlys. La personnalité de l'ancien maître-chien a largement alimenté les débats devant la cour d'assises de l'Isère. Cette personnalité a été longuement analysée par des experts psychiatres et psychologues. S'ils deviennent des personnages de plus en plus centraux dans les procès, ils sont pourtant de moins en moins nombreux. Malgré une revalorisation de leurs tarifs par décret au 1er septembre 2021, ce sont des oiseaux rares. 

Ainsi, il n'y a plus aucun expert psychologue pour les dossiers judiciaires dans la Creuse et le Limousin. Dans certaines régions, les délais d’expertise vont de dix mois à deux ans. Certains magistrats reconnaissent même avoir recours au "harcèlement pour les dossiers urgents". Alors que le ministère de la Justice assure qu’il est "trop tôt" pour dresser un bilan chiffré, les magistrats sont sévères et n'ont pas vu d'amélioration significative de la situation. La pénurie semble toujours de mise.

"C’est la croix et la bannière", raconte ainsi Marylise Brard, juge des libertés et de la détention à Saint-Malo et déléguée régionale de l’Union des syndicats de la magistrature à Rennes. Il ne reste que quatre psychiatres experts pour couvrir l'activité de tous les tribunaux d'Ille-et-Vilaine et des Côtes-d’Armor. "On a entre 50 et 70% de refus avant de pouvoir trouver quelqu’un", raconte-t-elle, désabusée. À Marseille, les experts psychiatres sont au nombre de dix. Jennifer Clergeot, vice-présidente chargée de l'instruction au tribunal judiciaire de Bobigny (Seine-Saint-Denis), explique avoir "un refus pour trois expertises ordonnées". Elle travaille elle aussi avec dix experts, alors qu'elle ordonne chaque semaine une dizaine d'expertises. Selon l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI), le tribunal de Libourne a même dû organiser une journée d’initiation à l’expertise pour susciter des vocations. 

Une rémunération unique qui pose problème

Le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, avait pourtant fixé un objectif concret, le 15 septembre, en annonçant plusieurs mesures tarifaires : "Sortir du cercle vicieux." Les experts sont en effet de moins en moins nombreux (800 en 2007, 537 en 2011, 338 en 2017) alors que le nombre d’expertises demandées ne cesse de croître (environ 84 000 en 2018 contre près de 87 500 en 2020). Le garde des Sceaux avait alors annoncé une augmentation de 18% du tarif des expertises, qui est fixe, et un assouplissement des critères pour avoir recours à l’expertise "hors norme", payée plus cher car le dossier est plus complexe que la moyenne. S’en est suivi, le 27 janvier, une augmentation de l’indemnité (+ 129%) versée aux experts qui viennent déposer en Cour d’assises lors des procès, pour expliquer les conclusions de leur rapport et répondre aux questions des parties pendant un procès.

Toutes ces dispositions visaient à rendre la fonction plus attractive sur le plan financier, principal écueil pointé par les professionnels. "Cette revalorisation nous a permis de revenir vers des experts qui avaient jeté l’éponge en leur proposant de nouveau des missions, qu’ils ont acceptées", concède Clara Grande, juge d’instruction à Marseille et affiliée au Syndicat de la magistrature. "Néanmoins, cela reste marginal."

Car si tous s’accordent pour saluer l’effort financier réalisé par le ministère de la Justice, cette revalorisation n’a pas réglé tous les problèmes pécuniers liés à l’expertise. "On ne peut pas considérer que c’est une revalorisation car l’augmentation des tarifs ne concerne que les libéraux", pointe du doigt le docteur Laurent Layet, expert près la cour d’appel de Nîmes et la Cour de cassation. En effet, les experts qui interviennent pour la justice sont classés en deux catégories : les collaborateurs occasionnels du service public (COSP), qui travaillent par exemple à l’hôpital et font ces expertises sur ce temps de travail, et les libéraux, qui ont par exemple un cabinet et réalisent les expertises dans ce cadre. Jusqu’ici, tous étaient payés au même montant. Si les libéraux ont été augmentés, c’est uniquement pour prendre en compte les charges sociales auxquelles ils sont soumis. "C’est simplement un rattrapage et un rééquilibrage", précise celui qui est aussi président de la compagnie nationale des experts psychiatres près les cours d’appel. Surtout, les experts s’accordent à dire que le tarif unique et fixe reste problématique.

"Ce qui est totalement idiot dans le système français, c’est qu’on paye exactement de la même façon une expertise qui vous prends une à deux heures de travail, dans les cas extrêmement simples, et un rapport absolument essentiel pour lequel les experts vont étudier des dossiers avec parfois 10 à 25 heures de travail."

Daniel Zagury, psychiatre des hôpitaux honoraire et expert depuis trente-cinq ans

à franceinfo

Il en a lui-même fait les frais lors de l’affaire Troadec, pour laquelle il a produit une expertise avec un confrère. Son devis initial, de 1 300 euros (alors que le maximum est de 750 euros), avait été accepté par le juge d’instruction. Il a finalement été ramené à 310 euros. Laurent Layet confirme, s’appuyant sur un dossier d’agression sexuelle comportant 70 mis en cause. Il a réalisé l’expertise de l’auteur principal. "Je l’ai rencontré à trois reprises dont une fois à plus de 200 kilomètres, j’ai consulté le dossier d’instruction qui faisait entre 1 500 et 2 000 pages et j’ai ensuite eu accès à son dossier médical. Il m’a fallu plus d’une vingtaine d’heures pour faire tout cela, rédiger et rendre le rapport." Prix final : 650 euros, moins les charges sociales car il exerce en libéral. "Pour le même dossier, l’expert informatique a demandé environ une vingtaine de fois ce que je touche", déplore Laurent Layet. Jennifer Clergeot confirme : elle valide régulièrement des devis à 10 000 euros pour des experts informatiques, quand les psychiatres et psychologues ne peuvent fixer leurs tarifs.

Des experts pas très bien payés… quand ils le sont. Daniel Zagury affirme ainsi renoncer régulièrement à être rémunéré car les procédures sont longues et complexes. Et refuse désormais de travailler pour certains tribunaux dont il sait qu’ils sont mauvais payeurs. Marylise Brard confirme : les experts de son ressort n’ont pas été payés entre août 2021 et janvier 2022. "Beaucoup d’experts renoncent d’abord parce qu’ils sont payés très tardivement. Certains demandent à être désinscrits des listes parce qu’ils ne sont plus payés", abonde Lucie Delaporte, vice-présidente affectée au service correctionnel au tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) et membre du conseil d’administration de l’AFMI. Le président du syndicat national des experts psychiatres et psychologues (SNEPP), Roland Coutanceau, a conscience de cette difficulté, qui pèse surtout sur les jeunes experts selon lui. "Ça ne change pas la vie des experts qui en font beaucoup mais pour ceux qui montent à bord, il faudrait que ce soit plus rapide."

Le président du SNEPP explique par ailleurs qu'un groupe de travail réunit depuis l'été 2020 son syndicat, les compagnies qui représentent les psychiatres et les psychologues et les services du ministère de la Justice. C’est ce travail qui a abouti aux différentes revalorisations financières mises en place au mois de septembre 2021. Il travaille, à moyen terme, sur la distinction de trois expertises différentes :"une expertise simple, pour les audiences correctionnelles par exemple ; une expertise plus complexe, pour les dossiers de cour d’assises ; et une expertise hors norme", liste Roland Coutanceau. Pour chaque type d’expertise, les niveaux d’exigence et de travail seraient différents, afin de tenir compte des nécessités liées à la gravité de l’infraction ou la complexité du dossier. En lien direct avec ce niveau d’exigence – donc le temps passé sur le dossier – la rémunération serait progressive. 

Manque de formation, mauvaises conditions de travail, responsabilité croissante

Mais l’hémorragie des experts psychiatres et psychologues se résume-t-elle à un problème d’argent ? "C’est loin d’être uniquement une question financière, affirme Laurent Layet. La problématique principale est qu’il y a de moins en moins de psychiatres en France. Ensuite, le volet médico-légal attire très peu les collègues." Et pour cause : les experts sont formés pour soigner leurs patients. La mission d’expertise est donc très éloignée de leur formation, ce qui peut en rebuter certains.

"Il y a des connaissances qui ne sont pas enseignées au jeune psychiatre ou au jeune psychologue, qui sort des études et est intéressé mais se sent parfois un peu démuni."

Roland Coutanceau, expert près la cour d'appel de Paris et la Cour de cassation

à franceinfo

Et quand certains se forment à la psychiatrie légale, cela ne débouche pas forcément sur une inscription sur les listes d’experts, poursuit-il. "Il faut mieux enseigner aux jeunes collègues le pratico-pratique de l’expertise, comment mieux s’organiser." Cet aspect du problème devrait, a priori, trouver une partie de sa solution dans la création d’une option "psychiatrie légale" au sein de la formation initiale des psychiatres, à partir du mois de novembre. Un système de parrainage des jeunes experts par des confrères plus confirmés est une autre piste évoquée, tant par les experts que par les magistrats. 

Même quand les psychiatres ou les psychologues sont intéressés par l’expertise judiciaire, ils se heurtent rapidement aux difficultés d’exercice. Daniel Zagury pointe ainsi "des conditions catastrophiques", avec notamment "l’attente en prison. On arrive, on poireaute parfois très longtemps et on doit partir en avance parce que c’est l’heure de la fermeture." Cette difficulté est entendue par beaucoup de magistrats, dont certains expliquent que des experts refusent désormais de se rendre en prison pour réaliser les expertises, contraignant les magistrats à trouver quelqu’un d’autre ou organiser une extraction du mis en cause. Les difficultés d’exercice ont notamment été pointées par un rapport sénatorial, rendu en mars 2021 : il mettait notamment en exergue un "contexte physique et temporel contraint" et une "mise à disposition souvent incomplète des éléments indispensables" à l’expertise.

Enfin, un glissement progressif des demandes des magistrats peut faire fuir une partie des professionnels intéressés. "Le premier niveau était de décrire l’homme et de dire s’il est malade mental ou non. Dans les années 1990, on a demandé aux experts si une personne atteinte de troubles de la personnalité est accessible à une forme de suivi et aujourd’hui les deux ‘patates chaudes’ sont la dangerosité et l’analyse du témoignage des victimes pour dire si c’est la vérité", explique Roland Coutanceau. Les magistrats sont en effet de plus en plus attentifs à la question de la récidive et la dangerosité des mis en cause. Or, tous les experts s’accordent à dire qu’il est impossible de répondre de manière définitive à ce type de questions. "Jamais une expertise psychiatrique ne pourra dire ce que le sujet sera dans 15, 20 ou 30 ans", confirme Daniel Zagury, selon qui "la psychiatrie n’est pas de l’astrologie". L'exigence et l'attente sont donc de plus en plus fortes vis-à-vis des médecins, qui subissent une pression supplémentaire.

"Dès qu’il y a une situation qui sort un peu de la norme, on la voit dans tous les médias et les collègues craignent que leur propre responsabilité soit mise en cause s’ils ont mal évalué le niveau de responsabilité ou de dangerosité d’un individu."

Laurent Layet, expert psychiatre et président de la compagnie nationale qui les représente

à franceinfo

Que faire alors pour "séduire" les psychiatres et les psychologues et, in fine, les convaincre de rejoindre les listes des cours d’appel et de la Cour de cassation ? L’une des principales pistes avancées par le rapport d’information de la commission des affaires sociales du Sénat est une meilleure utilisation de l’expertise face à ce constat : "Sollicitation croissante, demande trop peu régulée." "Il ne faut pas simplement augmenter l’enveloppe globale de l’effort national pour l’expertise psychiatrique mais il faut réfléchir : à quoi ça sert ? A qui on la demande ? Combien on en demande ? Est-ce vraiment nécessaire tout le temps ?", liste Daniel Zagury.

Les magistrats eux-mêmes s’accordent à dire que certaines expertises ne sont pas utiles mais la loi les contraint dans certains contextes (infractions sexuelles, affaires criminelles…) à les ordonner. "L’exemple caractéristique pour le juge d’instruction de l’expertise psychiatrique qui n’apporte pas énormément à la manifestation de la vérité, c’est certains faits de vol avec armes. Quand vous avez à la fois une enquête sociale et éventuellement une expertise psychologique, vous pouvez estimer que l’expertise psychiatrique est un peu redondante." Les magistrats demandent donc plus de souplesse en la matière. "Le juge est le mieux à même pour décider si une procédure ou une personnalité de prévenu nécessite une expertise", assure Marylise Brard.  

Dans le cadre du groupe de travail mis en place entre les professionnels et le ministère de la Justice, un volet d'améliorations qualitatives a lui aussi été étudié. "On a demandé de pouvoir envoyer nos expertises par mail, sans être obligés de les transmettre par voie postale ensuite ; que, de temps en temps, nous puissions déposer en visioconférence plutôt que d’aller au tribunal pour répondre aux questions de la cour d’assises ; enfin, on a fait valider le principe de collégialité pour la déposition, c’est-à-dire que quand un expert psychiatre et un expert psychologue travaillent sur le même dossier, l’un des experts va déposer pour les deux", liste Roland Coutanceau, qui travaille sur ce dossier pour le SNEPP. "Ces éléments ont été validés", affirme-t-il, sans que le calendrier précis soit connu.

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